Infernaliana | Page 6

Ch. Nodier

Mais bientôt les inséparables (car c'était ainsi qu'on les avaient
surnommés) se virent forcés de s'éloigner l'un de l'autre; ils avaient
alors dix-neuf ans. Olivier, qui était fils unique, resta à Caen pour
seconder son père dans les soins du commerce; Baudouin fut envoyé à
Paris, pour faire son droit, parce que son père le destinait au barreau.
On se figure aisément la douleur que cette séparation causa aux deux
amis. Ils se firent les plus tendres adieux, se renouvellèrent leur
promesse, et écrivirent encore de leur sang un nouveau serment de se
rejoindre, même après la mort, si le ciel voulait le permettre. Le
lendemain Baudouin partit pour Paris.
Cinq années se passèrent dans une parfaite tranquillité; Baudouin avait
fait les plus rapides progrès dans l'étude des lois, et déjà on le comptait
au nombre des jeunes avocats les plus distingués. Les deux amis
entretenaient une correspondance suivie, et continuaient à se faire part
de toutes leurs actions et de tous leurs sentimens. Enfin Olivier écrivit à

son ami qu'il allait se marier avec la jeune Apolline de Lalonde; que ce
mariage le mettait au comble de ses voeux; qu'il avait besoin de faire
un voyage à Paris, pour y prendre quelques papiers importans, et qu'il
aurait le bonheur d'emmener à Caen son cher Baudouin, pour le rendre
témoin de son hymen. Il annonçait qu'il arriverait sous peu de jours à
Paris, par la voiture publique.
Baudouin, charmé de l'espoir de revoir bientôt Olivier, se rendit au jour
marqué à la voiture, mais il n'y trouva point son ami; un jour, deux
jours se passèrent de même; enfin le quatrième jour, Baudouin alla
assez loin sur la route de Caen, au devant de la diligence. Il la rencontra
enfin; et quand il fut à une distance convenable, il vit bien
distinctement à la portière, Olivier, extrêmement pâle, vêtu d'un habit
de drap vert, orné d'une petite tresse d'or, un chapeau bordé était rabattu
sur ses yeux. La voiture passa fort vite; mais Baudouin entendit Olivier
lui dire, en le saluant de la main: «Tu me trouveras chez toi.» Le jeune
avocat suivit la voiture et arriva au bureau peu de temps après. N'y
trouvant point Olivier, il demanda aux voyageurs où était le jeune
homme qui l'avait salué sur la route et qui lui avait parlé; mais personne
ne put rien comprendre à ses questions: en vain il désigna la figure et
l'habillement de celui qu'il cherchait; on n'avait point vu dans la voiture
d'homme en habit vert. Le conducteur de la diligence s'informa du nom
de celui qu'on demandait; ayant entendu nommer Olivier Prévillars, il
répondit qu'il n'était pas sur sa liste; mais qu'il le connaissait très-bien,
que c'était le jeune homme le plus aimable de Caen; qu'il l'avait laissé
en bonne santé et qu'il arriverait à Paris, dans trois jours au plus tard.
Après ces éclaircissemens, Baudouin se retira, ne sachant que penser de
son aventure. En rentrant chez lui il demanda à son domestique si
personne n'était venu; le domestique répondit que non. Alors Baudouin
entra seul dans sa chambre, un flambeau à la main, car il commençait à
faire nuit.
Après qu'il eut fermé la porte, il aperçut auprès de la cheminée,
l'homme habillé de vert; il était assis et on ne pouvait voir sa figure.
Baudouin approche et dirige son flambeau sur l'inconnu, qui, levant
soudain un oeil fixe, et découvrant sa poitrine percée de vingt coups de

poignards, lui dit d'une voix sombre: «C'est moi, Baudouin, c'est ton
ami Olivier, qui fidèle à son serment...» A ces mots, Baudouin jette un
cri et tombe évanoui. Le domestique accourt au bruit de sa chute, et le
fait revenir à force de soins. En rouvrant les yeux, Baudouin aperçoit
encore Olivier et le montre à son valet; celui-ci dit qu'il ne voit
personne. Baudouin lui ordonne de s'asseoir sur la chaise où Olivier est
assis; le domestique obéit comme s'il n'y avait personne sur ce siége, et
l'ombre semble y demeurer encore... Alors Baudouin entièrement
revenu à lui, renvoie son valet, et s'approchant d'Olivier: «Pardonne, ô
mon ami, lui dit-il, si je n'ai pas été maître de mon saisissement, à ton
apparition subite et imprévue.» Olivier, se levant alors, lui répondit:
«As-tu donc oublié le serment de l'amitié, ou l'aurais-tu regardé comme
frivole? Non, Baudouin, ce serment sacré fut écrit et ratifié dans le ciel,
qui me permet de le remplir. Je ne suis plus, ô mon cher Baudouin; un
crime abominable a séparé mon âme des liens qui l'attachaient à mon
corps. Que ma présence cesse d'être un motif d'épouvante pour toi. Le
jour, la nuit, à toute heure, en tous lieux, l'âme d'Olivier sera la
compagne fidelle du vertueux Baudouin. Elle sera son guide, son appui
et son intermédiaire entre le créateur et lui. Mais
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