Hyacinthe | Page 8

Alfred Assollant
quatre-z-yeux?
Et elle me regardait fixement. Puis, comme je ne me pressais pas de
répondre, car il y a des choses qu'on n'aime pas à dire, même à sa mère,
elle ajouta:
--L'aimes-tu, enfin?
Alors, vaincu par cette question trop nette, je répondis:
--A quoi me servirait de l'aimer, puisque je ne serai jamais son mari?
--Qu'en sais-tu?
Ce mot me troubla délicieusement. Comment donc! Je pouvais...,
j'avais l'espoir de... Mais non, ma mère se trompait... L'amour maternel
lui donnait une illusion que je ne pouvais pas partager.
Comme j'allais lui demander des explications, un petit gâte-sauce entra

chez nous précipitamment et me dit:
--Monsieur Trapoiseau, venez vite. C'est pressé, pressé, pressé!... On a
besoin de vous.
--Chez qui?
--Chez M. Forestier.
--Qui t'envoie?
--M. Bouchardy, le notaire.
--Mais je ne suis pas habillé.
--Il a dit de venir en chemise... Il paraît qu'il est arrivé un grand
malheur... M. Saumonet, l'autre notaire, lève les bras en l'air et crie
comme un sourd... On les entend tous les deux de la cuisine.
--Le dîner est fini?
--Ah! oui, répliqua le petit gâte-sauce, et ce n'est pas malheureux,
seigneur Jésus! Ils sont à prendre le café dans le jardin. Croiriez-vous
qu'ils n'ont laissé que des pilons, des ailerons, des carcasses et des os de
gigot. Encore Forestier est venue à la cuisine et voulait me donner les
morceaux de pain à demi mangés,--on y voyait encore la marque des
dents,--mais Mihiète a bien su dire: «Madame, si ces rogatons sont
bons, gardez-les pour vous, et s'ils ne le sont pas, donnez-les aux
chiens?» Alors madame a voulu se fâcher et jeter par-dessus l'épaule
qu'une «dame» comme elle ne se commettait pas avec des «torchons»;
mais nous avons tellement ri et nous avons tellement fait tous: «Hou!
hou! hou!» qu'elle s'est sauvée en criant qu'elle n'avait jamais souffert,
qu'elle ne souffrirait jamais qu'on lui manquât de respect.
Pendant que le petit garçon parlait, je m'habillai à la hâte. Dès qu'il fut
parti, je me regardai dans la glace de trente centimètres de haut et
quinze centimètres de large qui était le seul meuble de luxe de la
maison. Il s'agissait de résoudre un problème ardu, et de faire le noeud

de ma cravate.
Là, tout le bon sens de ma mère et toute sa tendresse ne pouvaient me
servir de rien. Elle vit mon embarras et me dit:
--Tu ne sais pas t'en tirer?
--Non, maman.
--Eh bien, laisse-moi faire.
Elle me fit un noeud à la Colin, et comme je regardais avec inquiétude
ce noeud dans la glace, elle ajouta:
--Si ce n'est pas assez beau pour mademoiselle Angéline, c'est qu'elle
ne s'y connaît pas. C'est avec un noeud fait comme ça que ton père m'a
persuadée de devenir madame Trapoiseau... Est-ce que ta mère ne vaut
pas mademoiselle Bouchardy?
La question était sans réplique; aussi je brossai mon chapeau avec soin
et je partis.

IV
A LA CUISINE
Il n'y avait pas loin du faubourg Saint-Hilaire où je demeure à la
maison de M. Forestier, honorable député de Creux-de-Pile. Cent pas,
tout au plus. Tous les «principaux de la ville,» comme dit le secrétaire
de la sous-préfecture, habitaient cet heureux quartier, le seul où chaque
maison eût son jardin et, au bas du jardin, la rivière.
Je ne tardai donc pas à toucher le but de la course, c'est-à-dire le
marteau en forme de poignée qui avertissait l'honorable député de
l'approche d'un de ses électeurs. Mais avant d'agiter ce marteau, je
prêtai l'oreille. Un grand bruit d'assiettes, de chaudrons, de casseroles,
de verres choqués les uns contre les autres, d'éclats de rire et de cris de

joie sortait de la cuisine et annonçait à tout le pays le présent contrat et
la noce future.
Le chef de cuisine, renommé à plus de dix lieues à la ronde, et
emprunté pour ce jour-là au fameux hôtel du Dauphin, où descendent
tous les conseillers généraux et où dînent tous les notaires du
département, présidait naturellement le festin. Je reconnus sa forte voix
bien timbrée qui proposait un toast; et en regardant à travers la fenêtre
ouverte, j'aperçus sa haute et magnifique encolure. En face de lui était
la grosse Mihiète, faite au tour, je veux dire comme une barrique
montée sur deux courtes pattes, et majestueuse aussi, mais à sa manière,
c'est-à-dire en largeur et en profondeur plutôt qu'en hauteur. Son teint
était rouge de brique, ses joues s'élevaient comme deux poires énormes
ou plutôt comme deux collines arrondies au fond desquelles on
apercevait un vallon étroit et court. C'était son nez. Son menton
supérieur, le vrai, reposait mollement sur deux autres qu'on aurait pu
prendre pour des coussins. Sa voix en revanche, était grêle, mais
perçante, et, sans retentir, se faisait entendre au loin, comme le son de
la plus haute note du
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