Hyacinthe | Page 9

Alfred Assollant
violon.
Autour de ces deux personnages considérables étaient assis et groupés,
chacun suivant son importance, sept ou huit autres personnes, servantes
ou domestiques mâles appelés à prendre leur part de la fête, à condition
de servir à table les invités de M. Forestier, ou de faire dans la cuisine
de Mihiète, pour ce jour-là et sous ses ordres, les travaux d'ordre
inférieur.
Le chef de cuisine, le grand chef se leva, remplit son verre et celui de
tous les assistants d'un vin que je reconnus à la forme des bouteilles
n'être pas «vin du pays», mais bien «bordeaux» le plus pur, mit une
main dans son gilet, comme il avait entendu dire que faisait le grand
Napoléon, et dit:
--Mesdames et messieurs, je bois à la santé des dames ici présentes...
--Bravo! crièrent tous les convives qui avaient de la barbe au menton
ou qui nourrissaient l'espérance d'en avoir un jour.

(Parmi ceux-ci je remarquai la voix glapissante du petit gâte-sauce qui
était venu me relancer chez moi.)
Toutes les dames se levèrent et tendirent leurs verres du côté de
l'orateur.
Il reprit:
--Je bois à la santé des dames ici présentes...
Le gâte-sauce interrompit:
--Et des demoiselles.
L'orateur irrité s'écria:
--Et des demoiselles aussi. C'est ce que j'allais dire...
--Oui, mais il ne l'avait pas dit! répliqua le gâte-sauce, fier de son
succès, car toutes les «dames» lui avaient souri. Elles étaient toutes
«demoiselles», hélas! ou du moins elles n'avaient jamais comparu
devant M. le maire, ce qui est l'essentiel.
Le chef de cuisine continua:
--Je bois encore et en premier lieu à la santé de mademoiselle Mihiète,
ici présente, et qui nous fait l'honneur de nous recevoir dans sa
maison...
Mihiète s'inclina d'un air de protection bienveillante.
--... Dans sa maison..., reprit le chef, et de nous offrir quelques
bouteilles de ses meilleurs crus, parmi lesquels je remarque avec plaisir
du Château-Margaux, messieurs, du Château-Yquem, mesdames...
--Et, dit Mihiète en montrant quelques bouteilles cachées derrière sa
robe, nous avons aussi du Chambertin et du Corton, sans compter les
vins de dessert et quelques liqueurs que j'ai eu soin de prendre pendant
que madame Forestier faisait des grâces avec les dames et les messieurs

de là-bas... Sans ça, je la connais, elle aurait tout mis sous clef, ou, si
elle avait oublié, les messieurs auraient tout sifflé.
--Ah! dit le cocher de M. Forestier, c'est vrai qu'ils sifflent dur, quand
ils s'y mettent. L'autre jour, à Saint-Perry, après la foire, le patron, le
président et le procureur de la République,--deux autres de son
espèce,--ont fait apporter dix bouteilles,--dix, vous m'entendez bien,--et
n'ont pas laissé au fond de quoi donner à boire à un merle.
Il y eut un cri d'indignation autour de la table.
--Ils ne t'ont rien donné? demanda Mihiète.
--Rien du tout. Ah! si! le patron m'a donné l'ordre que voici:
«--Pierre, tu donneras l'avoine au cheval et tu boiras un verre de vin
gris à ma santé.»
--Oh! dit Mihiète, je le reconnais bien là. Tout pour lui. Rien pour les
autres.
--Aussi, ajouta Pierre, je les ai joliment menés dans la calèche, tout le
long de la route. Je suis parti au galop, j'ai passé dans toutes les ornières,
j'ai traversé tous les tas de pierres, je les faisais rouler l'un sur l'autre et
je les secouais comme la salade dans le panier. M. Forestier a voulu
descendre un instant; j'ai fait semblant d'arrêter; il a mis un pied par
terre, j'ai lancé mon cheval, sans en avoir l'air, il est tombé les quatre
fers en l'air. Ça lui apprendra à m'offrir un verre de vin gris quand il se
remplit, lui, comme une tonne.
--Mais, demanda le chef de cuisine, qu'est-ce qu'il a dit en se relevant?
--Il a dit comme vous auriez dit, à sa place:
«--Sacré nom de Dieu!»
A cette réponse, tous les convives se mirent à rire, et surtout les
«demoiselles».

Pierre continua:
--Il aurait bien voulu se fâcher, mais j'ai crié plus fort que lui. J'ai dit
aussi: «Sacré nom de Dieu!» mais en parlant à mon cheval. J'ai juré
contre le bourrelier, contre le carrossier, contre la calèche, contre les
saints, contre tous les diables d'enfer, contre l'agent-voyer qui a fait la
route, contre les ouvriers qui l'ont cailloutée, contre la pluie, contre le
vent, et, tout en jurant, je relevais le patron, je l'essuyais, je le brossais,
car il était tout couvert de boue, je le plaignais, je lui disais tout bas que
c'était bien malheureux pour lui, qu'on croirait qu'il s'était grisé à la
foire et qu'il n'avait pas pu se tenir debout sur ses pattes; que madame
Forestier lui ferait une scène au retour, mais que je serais témoin, moi,
qu'il n'avait pas bu plus que les autres...
Enfin j'en ai tant dit qu'au lieu de m'appeler «fichu
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