Hyacinthe | Page 7

Alfred Assollant
Les chevaux descendaient
chez lui par un sentier étroit garni d'un parapet ou garde-fou de deux
pieds de haut qui les avertissait de ne pas caracoler au hasard, de peur
de tomber dans la rivière...
Le grenier avait été cédé de bonne grâce à un propriétaire qui serrait là
son foin et son avoine. Je veux dire qu'on les serrait pour lui; car ce
pauvre Aristide était si bête, au dire de ma mère, qu'il n'avait jamais su
rien faire de ses dix doigts.
En deux mots, c'était un âne, un âne à quatre pattes, l'âne de ma mère et

après moi ce qu'elle avait de plus précieux au monde. Aristide était son
gagne-pain, son compagnon de voyage; il aurait été le confident de ses
peines si elle avait eu des peines: mais elle avait trop de courage et de
bon sens pour s'inquiéter ou s'affliger de rien.
C'est Aristide qui traînait la voiture; car ma mère avait une voiture,
comme une duchesse, et la conduisait elle-même à la foire. Ce n'était
pas un carrosse, oh! non; ni une calèche découverte, ni un four-in-hand,
ni un huit ressorts; c'était une bonne carriole bien solide où ma mère
qui faisait tous les commerces honnêtes, depuis le bonnet de coton
jusqu'aux clous et aux fers à cheval, avait l'habitude d'entasser sa
marchandise.
La carriole n'avait que deux roues, ma mère marchait à côté d'Aristide
dans la montée et tricotait en disant de bonnes paroles pour
l'encourager. Vers le haut de la côte, elle tirait de sa poche un morceau
de sucre et le lui montrait. Aristide qui ne manquait pas d'esprit pour
son âge, car il avait quatorze ans déjà, faisait un dernier effort,
surmontait le dernier obstacle et tirait voluptueusement la langue où ma
mère déposait le sucre. Il fermait les yeux pendant une minute pour
mieux savourer son bonheur.......
Après quoi, l'on se remettait en marche, dans les descentes, ma mère
s'asseyait sur le derrière de la carriole pour faire contre-poids.
Oh! comme ils s'entendaient bien, elle et lui! Et que le philosophe avait
raison, qui dit que l'âne est un «frère inférieur» de l'homme! Si j'osais,
je dirais «un frère supérieur» car il est meilleur, plus honnête, plus
sobre, plus patient, plus robuste, plus doux et souvent plus courageux.
Que lui manque-t-il donc?... L'intelligence?... Qui sait? Il n'entend pas
le latin, c'est vrai, et même, à cause de cela on décore du nom d'ânes,
dans les collèges, ceux qui ne peuvent pas lire Sénèque à livre ouvert...
Eh bien! après?... En sont-ils plus malheureux?...
Aristide savait tout ce qu'il faut savoir: qu'on doit aimer ses amis,
cogner ses ennemis (comme il fit le jour où le petit Carbeyrou, ayant
attaché un fagot d'épines sous sa queue, il lui cassa trois dents d'une
ruade), respecter le bien d'autrui, honorer les puissants, c'est-à-dire se

ranger sur le passage de la diligence, de peur d'être accroché; braire
galamment à la vue des bourriques, ce qui est un hommage à leur
beauté; traîner une carriole pesamment chargée; faire enfin tout ce qui
concernait son état, et par ce moyen avoir du foin, de l'avoine et des
chardons en abondance.
En savez-vous tous autant, chrétiens qui m'écoutez?
Mais je reviens à mon histoire. J'arrivai donc à sept heures chez ma
mère qui m'attendait, exacte et ponctuelle comme toujours, la soupe sur
la table, la cuiller en arrêt.
Je l'embrassai, suivant mon habitude, et je lui dis précipitamment:
--Mère, cherche-moi mon pantalon noir, mon habit noir, mon gilet noir,
ma cravate blanche et mes gants gris-perle,--tu sais bien, ceux que j'ai
achetés, il y a six mois.
Elle me regarda, très étonnée:
--Seigneur Dieu! est-ce que tu vas à la noce?
--Précisément.
Et, tout en parlant, j'avalais ma soupe par cuillerées énormes.
Alors, en cherchant et brossant mes vêtements, elle demanda:
--Quelle noce?
--Le contrat de mon ami Michel avec mademoiselle Hyacinthe.
Et je lui expliquai le contrat, et l'invitation toute personnelle et très
imprévue que j'avais reçue d'Angéline.
Aux détails du contrat ma mère ne fit aucune réflexion, si ce n'est:
--Deux mères comme ça, c'est fait pour empoisonner deux familles... Et
ça ne manquera pas, crois-moi!

Quant à l'invitation, elle s'en fit expliquer mot par mot tous les détails,
parut en tirer une conclusion mentale qu'elle garda pour elle-même et
finit par demander assez négligemment pendant qu'elle rangeait mon
gilet, ma cravate et mon habit sur le lit:
--Comment la trouves-tu?
--Qui? maman.
--Mademoiselle Angéline.
Je répondis en riant:
--Je la trouve très bien... D'abord, c'est la fille du patron; et si je la
trouvais laide, je ne le dirais pas... Ça, c'est élémentaire.
Ma mère reprit:
--Elémentaire, qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce une bête nouvelle de la
nature? Je te demande si elle te plaît ou si elle ne te plaît pas.
Réponds-moi entre
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