Hyacinthe | Page 6

Alfred Assollant
tout à coup:
--Qu'est-ce que vous faisiez là, quand je suis entrée?
--Mademoiselle, je rédigeais ou plutôt je me préparais à rédiger le
contrat...
--D'Hyacinthe?
--Oui, mademoiselle.
Elle se pencha anxieusement, et, ne voyant rien qu'un papier timbré
privé de toute souillure, me dit:

--C'est ça le contrat?
--Oui, mademoiselle.
--Et vous n'avez rien fait?
--J'allais commencer.
--Alors, je me sauve.
En effet, elle ouvrit la porte et me dit à demi-voix:
--N'oubliez pas de venir en habit, avec des gants... Hyacinthe compte
sur vous..., toutes ces dames aussi.
Elle fit une pause et ajouta:
--Moi surtout... A ce soir, monsieur Félix!
--A ce soir, mademoiselle!
La porte se referma, et je restai seul avec mon contrat à rédiger.
Eh bien, me croira qui voudra, cet «à ce soir, monsieur Félix?» m'avait
rendu le plus heureux des hommes. C'est la première fois qu'elle
m'appelait de mon nom de baptême. Jusque-là j'avais été Trapoiseau,
premier clerc de maître Bouchardy. Du coup je venais de passer
«Félix». Sentez-vous la différence?

III
MA MÈRE
Je perdis bien encore quelques minutes à bercer dans mes rêveries cette
douce pensée que deux jeunes demoiselles,--les plus belles à mon avis,
et les plus riches de la puissante cité de Creux-de-Pile,--m'avaient mis
souvent en tiers dans leurs conversations, et que l'une d'elles parlait
dans l'intimité de «Félix», tandis que l'autre répondait en parlant de

«Michel».
Hé! hé! n'a pas ce bonheur-là qui veut!
Enfin, il fallut prendre la plume et commencer gravement:
«Par devant maître Bouchardy et son collègue...»
Après quoi j'allai tout d'un trait et sans débrider jusqu'à la fin, tant
j'étais rempli, pénétré, saturé des clauses du contrat.
Quand tout fut prêt, je rentrai chez moi pour souper et prendre un habit
noir et une cravate blanche.
Chez moi, je veux dire chez ma mère, et quoiqu'on se doute bien que la
veuve de l'huissier Trapoiseau n'était pas une grande dame et n'habitait
pas un palais, on imaginera difficilement la vérité.
Ma mère occupait au second étage et de plain-pied avec la rue, la
maison étant adossée au rocher (notez cette coïncidence), une grande
chambre et un petit cabinet qui dominaient tous les deux la rivière de
plus de cent pieds de haut. Le pavé de la chambre était fait de terre
battue, comme celui des granges. Le cabinet, plus heureux, avait un
plancher de bois. Mais la chambre servait à tout.
D'abord, ma mère y couchait. Ensuite elle y faisait sa cuisine (maigre,
très maigre cuisine!) composée le matin d'une soupe à l'oignon, à midi
d'un ragoût de mouton et de pommes de terre qui durait trois jours. Le
quatrième jour, on le remplaçait par une omelette mêlée de pommes de
terre. A dire vrai, les pommes de terre étaient le légume favori de ma
mère et sa nourriture principale; aussi les fourrait-elle au hasard dans
toutes les sauces, et telle est la douce influence d'un bon appétit que
j'avalais avec plus de plaisir une omelette aux pommes de terre qu'un
banquier n'avale une dinde aux truffes.
Le souper, régulièrement servi à sept heures du soir, se composait, en
hiver: le lundi, d'une soupe aux choux; le mardi d'une soupe aux raves;
le mercredi, d'une soupe aux choux; le jeudi, d'une soupe aux raves; le

vendredi d'une soupe aux choux; le samedi d'une soupe aux raves; et le
dimanche,--jour de fête, de luxe, de magnificence et de prodigalité,
d'une soupe aux choux mêlés de raves et de pommes de terre.
Pour faire couler le tout, une eau délicieuse puisée à la fontaine voisine,
au pied du rocher sur lequel la maison était bâtie. Quant au vin, il était
né dans le pays, c'est-à-dire plus âpre et plus difficile à digérer qu'une
condamnation à trois mois de prison et 6.000 francs d'amende. Au reste,
ma mère n'en a jamais goûté; pour moi, j'en buvais avec une extrême
modération. Un litre tous les dix jours que ma mère allait chercher dans
la boutique du cabaretier d'en face. Cinq sous en gros et six sous au
détail.
Vous me croirez si vous voulez, ce régime, aidé du grand air et de
beaucoup d'exercice, vaut mieux que celui des Parisiens. Mon
grand-père Trapoiseau qui n'a jamais goûté ni vin ni viande a vécu
quatre-vingt-quinze ans.
Vous voyez maintenant le logis de ma mère et le mien. Quant à ma
mère elle-même, figurez-vous une coiffe de paysanne, une figure taillée
à coups de serpe dans un chêne, des bras solides, des poignets noueux
et un air dur et gai tout ensemble,--dur pour elle-même et quelquefois
pour le prochain, mais toujours gai pour moi,--c'est elle.
La maison que nous habitions était à nous; mais par quart seulement.
Ma mère avait acheté le second étage et le grenier. Le propriétaire du
premier,--un aristocrate celui-là, était un tisserand. Celui du
rez-de-chaussée était un maréchal-ferrant.
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