Hyacinthe | Page 5

Alfred Assollant
mille écus après la mort de son père, et moi,--je m'en félicite
d'ailleurs,--je verrais mourir toute la terre sans recueillir un centime
parmi tous les testaments qu'on ne manquerait pas de faire. Un seul
homme pourrait me léguer quelque chose, car il est riche,--c'est mon
oncle le curé,--mais personne ne connaît au juste sa fortune, et je crois
qu'il l'a promise à l'évêque pour une fondation pieuse. D'ailleurs,
comme il dit souvent: «Après la mort de Trapoiseau, ton père, je t'ai
envoyé au petit séminaire de S***, j'ai payé ta pension (deux cent
cinquante francs par an), je t'ai expédié pendant trois ans dans la
capitale, où tu m'as mangé cinquante francs par mois à étudier la
chicane; maintenant encore je te donne quatre-vingt-dix francs par
trimestre, pour que tu te perfectionnes ici dans l'art de plumer tes
concitoyens, comme huissier, avoué ou notaire; mais mon cher enfant,
ne m'en demande pas davantage!»
Et je n'en demandais pas d'avantage, en effet, je prenais le papier timbré
en patience, j'attendais qu'un huissier vînt à mourir pour prendre sa
place, ou même un avoué.

Un huissier? Je pouvais l'espérer. Un avoué? Je pouvais le désirer. Mais
un notaire! Oh! c'est un rêve! Et cependant... Angéline, je le sais,
n'épousera pas moins qu'un notaire. Je la connais. Elle est fière, elle a le
coeur haut, elle est fille de notaire, elle ne voudra pas descendre jusqu'à
un avoué!...
Comme j'en étais là de mes réflexions, car, au lieu de rédiger le contrat
de Michel Bernard et d'Hyacinthe Forestier, je pensais à mademoiselle
Angéline Bouchardy, fille de mon patron, j'entendis tout à coup un pas
léger le long de l'escalier et un frôlement de robe de grenadine qui ne
m'était pas inconnu.
Je regardai si la seconde porte de l'étude, celle qui séparait le second et
le troisième clerc de moi, leur chef et de maître Bouchardy, leur patron,
était bien fermée, et j'attendis avec une douce anxiété ce qui allait
suivre.
Oh! mon Dieu, ce qui suivit fut ce que j'espérais. Une main adroite et
légère tourna le pène de la serrure, ouvrit la porte; Mlle Angéline parut
et s'écria d'un air étonné:
--Ah!
Son étonnement ne m'étonna pas, comme vous pensez bien, car j'y étais
habitué; et je me levai avec empressement pour montrer mon zèle.
Elle me regarda en riant et dit:
--Je croyais que mon père était ici.
Si elle le croyait, Dieu seul peut le savoir. Quant à moi, je répliquai:
--Mademoiselle, il vient de sortir tout à l'heure avec M. Saumonet.
Elle reprit, en fronçant légèrement les sourcils:
--J'en suis bien fâchée... Je voulais le consulter. C'est très désagréable...
Il faut se décider tout de suite.

Je la regardais. Elle regardait ses bottines d'un air souriant et
embarrassé. A la fin elle me dit:
--Mon père est allé dîner chez M. Forestier, à l'occasion du contrat,
n'est-ce pas?
--Oui, mademoiselle.
--Eh bien! il me laisse dans un embarras terrible. Je suis invitée, moi, à
prendre le thé; il y aura sans doute beaucoup de monde; quelle robe
dois-je mettre?
Et comme j'hésitais, elle reprit impétueusement:
--Voyons, ne me dissimulez rien, monsieur Trapoiseau. Une robe de
soie, une robe d'organdi, une robe de satin, une robe de brocart brodée
d'or?... Répondez: mais répondez donc, puisque mon père n'est pas là
pour répondre!
Je baissai la tête, en étendant les bras, pour indiquer mon embarras:
--Mademoiselle je suis perplexe; je suis vraiment perplexe... Je suis au
fond de la plus profonde perplexité.
--Alors vous ne savez pas si je dois être en blanc, en rose, en bleu, en
gris ou en noir?
--Comment pourrais-je le savoir, mademoiselle?
--En étudiant la question dans les bons auteurs, monsieur Trapoiseau!
Elle fit quelques tours dans l'étude comme un chardonneret dans sa
cage, en ayant l'air de regarder les livres de la bibliothèque et de faire
un choix; puis, elle s'arrêta, appuya sur mon bureau ses deux belles
mains, un peu grandes et même un peu rouges, mais bien faites et
demanda:
--Vous serez des nôtres, ce soir, chez madame Forestier?

Je répondis modestement:
--Oui, mademoiselle;... c'est-à-dire que je suis invité à porter le papier
timbré, le contrat, l'encrier et les plumes...
Elle répliqua d'un air de douce autorité:
--Vous êtes invité; je le sais. Hyacinthe me l'a dit. On dansera. Vous me
ferez vis-à-vis...
--Ah! mademoiselle!... Mais personne ne m'a dit que je fusse invité...
--Eh bien! je vous le dis, moi... Vous me ferez donc vis-à-vis, à moins...
Ici elle hésita, ou fit semblant.
Je demandai, le coeur palpitant:
--A moins?...
--A moins que vous ne préfériez me demander vous-même la première
contredanse.
O joie! ô bonheur! J'avais une terrible envie de tomber aux pieds
d'Angéline et de les baiser avec la piété qu'on doit aux anges du
Seigneur; mais elle s'en aperçut et s'écria
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