que pour être apte à juger des vérités
sociales, où la philosophie devrait être l'unique lumière, il faut que je
connaisse le Code et le Digeste; que je m'assimile Pothier, Ducaurroy et
Rogron; que je travaille, en un mot, à m'abrutir, et que, afin de me
mettre en contact avec les hommes de mon temps, je descende à leur
niveau... oh! alors je songe sérieusement à me retirer de la politique.
--Mais, dans ce cas, que feriez-vous de cet enthousiasme qui vous
dévore, de cette grandeur d'âme qui déborde en vous? Et quel aliment
donneriez-vous à cette volonté de fer dont vous me faisiez un reproche
de douter, il y a peu de jours?»
Il prit sa tête entre ses deux mains, appuya ses coudes sur la barre qui
sépare le parterre de l'orchestre, et resta plongé dans ses réflexions
jusqu'au lever de la toile; puis il écouta le troisième acte d'Antony avec
une attention et une émotion très-grandes.
«Et les passions! s'écria-t-il lorsque l'acte fut fini. Pour combien
comptez-vous les passions dans la vie?
--Parlez-vous de l'amour? lui répondis-je. La vie, telle que nous nous la
sommes faite, admet en ce genre tout ou rien. Vouloir être à la fois
amant comme Antony et citoyen comme vous, n'est pas possible. Il faut
opter.
--C'est bien justement là ce que je pensais en écoutant cet Antony si
dédaigneux de la société, si outré contre elle, si révolté contre tout ce
qui fait obstacle à son amour... Avez-vous jamais aimé, vous?
--Peut-être. Qu'importe? Demandez à votre propre coeur ce que c'est
que l'amour.
--Dieu me damne si je m'en doute, s'écria-t-il en haussant les épaules.
Est-ce que j'ai jamais eu le temps d'aimer, moi? Est-ce que je sais ce
que c'est qu'une femme? Je suis pur, mon cher, pur comme une oie,
ajouta-t-il en éclatant de rire avec beaucoup de bonhomie; et
dussiez-vous me mépriser, je vous dirai que, jusqu'à présent, les
femmes m'ont fait plus de peur que d'envie. J'ai pourtant beaucoup de
barbe au menton et beaucoup d'imagination à satisfaire. Eh bien! c'est
là surtout ce qui m'a préservé des égarements grossiers où j'ai vu
tomber mes camarades. Je n'ai pas encore rencontré la vierge idéale
pour laquelle mon coeur doit se donner la peine de battre. Ces
malheureuses grisettes que l'on ramasse à la Chaumière et autres
bergeries immondes, me font tant de pitié, que pour tous les plaisirs de
l'enfer, je ne voudrais pas avoir à me reprocher la chute d'un de ces
anges déplumés. Et puis, cela a de grosses mains, des nez retroussés;
cela fait des pa-ta-qu'est-ce, et vous reproche son malheur dans des
lettres à mourir de rire. Il n'y a pas même moyen d'avoir avec cela un
remords sérieux. Moi, si je me livre à l'amour, je veux qu'il me blesse
profondément, qu'il m'électrise, qu'il me navre, ou qu'il m'exalte au
troisième ciel et m'enivre de voluptés. Point de milieu: l'un ou l'autre,
l'un et l'autre si l'on veut; mais pas de drame d'arrière-boutique, pas de
triomphe d'estaminet! Je veux bien souffrir, je veux bien devenir fou, je
veux bien m'empoisonner avec ma maîtresse ou me poignarder sur son
cadavre; mais je ne veux pas être ridicule, et surtout je ne, veux pas
m'ennuyer un milieu de ma tragédie et la finir par un trait de vaudeville.
Mes compagnons raillent beaucoup mon innocence; ils font les don
Juan sous mes yeux pour me tenter ou m'éblouir, et je vous assure qu'ils
le font à bon marché. Je leur souhaite bien du plaisir; mais j'en désire
un autre pour mon compte. A quoi songez-vous? ajouta-t-il en me
voyant détourner la tête pour lui cacher une forte envie de rire.
--Je songe, lui dis-je, que j'ai demain à déjeuner chez moi une grisette
fort aimable, à laquelle je veux vous présenter.
--Oh! que Dieu me préserve de ces parties-là! s'écria-t-il. J'ai cinq ou
six de mes amis que je suis condamné à ne plus entrevoir qu'à travers le
fantôme léger de leurs ménagères à la quinzaine. Je sais par coeur le
vocabulaire de ces femelles. Fi, vous me scandalisez, vous que je
croyais plus grave que tous ces absurdes compagnon! Je les fuis depuis
huit jours pour m'attacher à vous, qui me semblez un homme sérieux, et
qui, à coup sûr, avez des moeurs élégantes pour un étudiant; et voilà
que vous avez une femme, vous aussi! Mon Dieu, où irai-je me cacher
pour ne plus rencontrer de ces femmes-là?
--Il faudra pourtant vous risquer à voir la mienne. Je vous dis que j'y
tiens, et que j'irai vous chercher si vous ne venez pas déjeuner demain
avec elle chez moi.
--Si vous êtes dégoûté d'elle, je vous avertis que je ne suis pas l'homme
qui vous en débarrasserai.
--Mon cher Horace, je vais vous rassurer en
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