Horace | Page 7

George Sand
vint pas dans l'idée de le contredire, quoique
j'eusse dès lors par éducation, peut-être autant que par nature,
l'outrecuidance en horreur. Mais Horace avait cela de particulier, qu'en
le voyant et en l'écoutant, on était sous le charme de sa parole et de son
geste. Quand on le quittait, on s'étonnait de ne pas lui avoir démontré
son erreur; mais quand on le retrouvait, on subissait de nouveau le
magnétisme de son paradoxe.
Je me séparai de lui ce jour-là, très-frappé de son originalité, et me
demandant si c'était un fou ou un grand homme. Je penchais pour la

dernière opinion.
«Puisque vous aimez tant les révolutions, lui dis-je le lendemain, vous
avez dû vous battre, l'an dernier, aux journées de Juillet?
--Hélas! j'étais en vacances, me répondit-il; mais là aussi, dans ma
petite province, j'ai agi, et si je n'ai pas couru de dangers, ce n'est pas
ma faute. J'ai été de ceux qui se sont organisés en garde urbaine
volontaire, et qui ont veillé au maintien de la conquête. Nous passions
des nuits de faction, le fusil sur l'épaule, et si l'ancien système eût lutté,
s'il eût envoyé de la troupe contre nous comme nous nous y attendions,
je me flatte que nous nous serions mieux conduits que tous ces vieux
épiciers qui ont été ensuite admis à faire partie de la garde nationale,
lorsque le gouvernement l'a organisée. Ceux-là n'avaient pas bougé de
leurs boutiques lorsque l'événement était encore incertain, et c'est nous
qui faisions la ronde autour de la ville, pour les préserver d'une réaction
du dehors. Quinze jours après, lorsque le danger fut éloigné, ils nous
auraient passé leurs baïonnettes au travers du corps, si nous eussions
crié: Vive la liberté!»
Ce jour-là, ayant causé assez longtemps avec lui, je lui proposai de
rester avec moi jusqu'à l'heure du dîner, et ensuite de venir dîner rue de
l'Ancienne-Comédie, chez Pinson, le plus honnête et le plus affable des
restaurateurs du quartier latin.
Je le traitai de mon mieux, et il est certain que la cuisine de M. Pinson
est excellente, très-saine et à bon marché: son petit restaurant est le
rendez-vous des jeunes aspirants à la gloire littéraire et des étudiants
rangés. Depuis que son collègue et rival Dagnaux, officier de la garde
nationale équestre, avait fait des prodiges de valeur dans les émeutes,
toute une phalange d'étudiants, ses habitués, avait juré de ne plus
franchir le seuil de ses domaines, et s'était rejetée sur les côtelettes plus
larges et les biftecks plus épais du pacifique et bienveillant Pinson.
Après dîner, nous allâmes à l'Odéon, voir madame Dorval et Lockroy,
dans Antony. De ce jour, la connaissance fut faite, et l'amitié nouée
complètement entre Horace et moi.

«Ainsi, lui disais-je dans un entr'acte, vous trouvez l'étude de la
médecine encore plus repoussante que celle du droit?
--Mon cher, répondit-il, je vous avoue que je ne comprends rien à votre
vocation. Se peut-il que vous puissiez plonger chaque jour vos mains,
vos regards et votre esprit dans celle boue humaine, sans perdre tout
sentiment de poésie et toute fraîcheur d'imagination?
--Il y a quelque chose de pis que de disséquer les morts, lui dis-je, c'est
d'opérer les vivants: là, il faut plus de courage et de résolution, je vous
assure. L'aspect du plus hideux cadavre fait moins de mal que le
premier cri de douleur arraché à un pauvre enfant qui ne comprend rien
au mal que vous lui faites. C'est un métier de boucher, si ce n'est pas
une mission d'apôtre.
--On dit que le coeur se dessèche à ce métier-là, reprit Horace; ne
craignez-vous pas de vous passionner pour la science au point d'oublier
l'humanité, comme ont fait tous ces grands anatomistes que l'on vante,
et dont je détourne les yeux comme si je rencontrais le bourreau?
--J'espère, répondis-je, arriver juste au degré de sang-froid nécessaire
pour être utile, sans perdre le sentiment de la pitié et de la sympathie
humaine. Pour arriver au calme indispensable, j'ai encore du chemin à
faire, et je ne crois pas, d'ailleurs, que le coeur s'endurcisse.
--C'est possible, mais enfin, les sens s'énervent, l'imagination se détend,
le sentiment du beau et du laid se perd; on ne voit plus de la vie qu'un
certain côté matériel où tout l'idéal arrive à l'idée d'utilité. Avez-vous
jamais connu un médecin poëte?
--Je pourrais vous demander également si vous connaissez beaucoup de
députés poëtes? Il ne me semble pas que la carrière politique, telle que
je l'envisage de nos jours, soit propre à conserver la fraîcheur de
l'imagination et le fragile coloris de la poésie.
--Si la société était réformée, s'écria Horace, cette carrière pourrait être
le plus beau développement pour la vigueur du cerveau et la sensibilité
du coeur; mais il est certain que la route tracée aujourd'hui est

desséchante. Quand je songe
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