vous déclarant que si vous
étiez tenté de la débarrasser de moi, il faudrait commencer par me
couper la gorge.
--Parlez-vous sérieusement?
--Le plus sérieusement du monde.
--En ce cas, j'accepte votre invitation. J'aurai du plaisir à voir de plus
près un véritable amour...
--Pour une grisette, n'est-ce pas, cela vous étonne?
--Eh bien! oui, cela m'étonne. Quant à moi, je n'ai jamais vu qu'une
femme que j'aurais pu aimer, si elle avait eu vingt ans de moins. C'était
une douairière de province, une châtelaine encore blonde, jadis belle, et
parlant, marchant, accueillant et congédiant d'une certaine façon,
auprès de laquelle toutes les femmes que j'avais vues jusque-là me
semblèrent des gardeuses de dindons. Cette dame était d'une ancienne
famille; elle avait la taille d'une guêpe, les mains d'une vierge de
Raphaël, les pieds d'une sylphide, le visage d'une momie et la langue
d'une vipère. Mais je me suis bien promis de ne jamais prendre une
maîtresse belle, aimable et jeune, à moins qu'elle n'ait ces pieds et ces
mains-là, et surtout ces manières aristocratiques, et beaucoup de
dentelles blanches sur des cheveux blonds.
--Mon cher Horace, lui dis-je, vous êtes encore loin du temps où vous
aimerez, et peut-être n'aimerez-vous jamais.
--Dieu vous entende! s'écria-t-il. Si j'aime une fois, je suis perdu. Adieu
ma carrière politique; adieu mon austère et vaste avenir! Je ne sais rien
être à demi. Voyons, serai-je orateur, serai-je poète, serai-je amoureux?
--Si nous commencions par être étudiants? lui dis-je.
--Hélas! vous en parlez à votre aise, répondit-il. Vous êtes étudiant et
amoureux. Moi, je n'aime pas, et j'étudie encore moins!»
III.
Horace m'inspirait le plus vif intérêt. Je n'étais pas absolument
convaincu de cette force héroïque et de cet austère enthousiasme qu'il
s'attribuait dans la sincérité de son coeur. Je voyais plutôt en lui un
excellent enfant, généreux, candide, plus épris de beaux rêves que
capable encore de les réaliser. Mais sa franchise et son aspiration
continuelle vers les choses élevées me le faisaient aimer sans que
j'eusse besoin de le regarder comme un héros. Cette fantaisie de sa part
n'avait rien de déplaisant: elle témoignait de son amour pour le beau
idéal. De deux choses l'une, me disais-je: ou il est appelé à être un
homme supérieur, et un instinct secret auquel il obéit naïvement le lui
révèle, ou il n'est qu'un brave jeune homme, qui, cette fièvre apaisée,
verra éclore en lui une bonté douce, une conscience paisible, échauffée
de temps à autre par un rayon d'enthousiasme.
Après tout, je l'aimais mieux sous ce dernier aspect. J'eusse été plus sûr
de lui voir perdre cette fatuité candide sans perdre l'amour du beau et
du bien. L'homme supérieur a une terrible destinée devant lui. Les
obstacles l'exaspèrent, et son orgueil est parfois tenace et violent, au
point de l'égarer et de changer en une puissance funeste celle que Dieu
lui avait donnée pour le bien. D'une manière ou de l'autre, Horace me
plaisait et m'attachait. Ou j'avais à le seconder dans sa force, ou j'avais
à le secourir dans sa faiblesse. J'étais plus âgé que lui de cinq à six ans;
j'étais doué d'une nature plus calme; mes projets d'avenir étaient assis et
ne me causaient plus de souci personnel. Dans l'âge des passions, j'étais
préservé des fautes et des souffrances par une affection pleine de
douceur et de vérité. Je sentais que tout ce bonheur était un don gratuit
de la Providence, que je ne l'avais pas mérité assez pour en jouir seul, et
que je devais faire profiter quelqu'un de cette sérénité de mon âme, en
la posant comme un calmant sur une autre âme irritable ou envenimée.
Je raisonnais en médecin; mais mon intention était bonne, et, sauf à
répéter les innocentes vanteries de mon pauvre Horace, je dirai que moi
aussi, j'étais bon, et plus aimant que je ne savais l'exprimer.
La seule chose clairement absurde et blâmable que j'eusse trouvée dans
mon nouvel ami, c'était cette aspiration vers la femme aristocratique, en
lui, républicain farouche, mauvais juge, à coup sûr, en fait de belles
manières, et dédaigneux avec exagération des formes naïves et
brusques, dont il n'était certes pas lui-même aussi décrassé qu'il en
avait la prétention.
J'avais résolu de lui faire faire connaissance avec Eugénie plus tôt que
plus tard, m'imaginant que la vue de cette simple et noble créature
changerait ses idées ou leur donnerait au moins un cours plus sage. Il la
vit, et fut frappé de sa bonne grâce, mais il ne la trouva point aussi belle
qu'il s'était imaginé devoir être une femme aimée sérieusement. «Elle
n'est que bien, me dit-il entre deux portes. Il faut qu'elle ait énormément
d'esprit.--Elle a plus de jugement que d'esprit, lui répondis-je, et ses
anciennes compagnes l'ont jugée fort sotte.
Elle servit notre modeste déjeuner, qu'elle avait préparé
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