Histoires incroyables, Tome I | Page 8

Jules Lermina
dissimulerai pas qu'il m'avait fallu une certaine audace pour me rendre chez le sollicitor.
Mais la curiosité fut plus forte que l'inquiétude. Je voulais savoir s'il se souviendrait. Pourquoi ce doute? Il était bien évident qu'il ne pouvait avoir oublié ce qui s'était passé la veille au soir, à moins que...
Eh bien! c'était justement cette idée qui me tourmentait. Je croyais --mais ceci ne venait d'aucune déduction, c'était un instinct--qu'il n'avait pas eu conscience de ce qui s'était produit après six heures.
Et tenez, j'avais raison. Voilà ma?tre Golding qui me re?oit avec la plus grande affabilité. Bien mieux. Il me parle de notre petit repas et d'une certaine sauce, comme si rien que de très naturel n'avait accompagné son départ. Il est toujours le même, teint fleuri, oeil émerillonné. Je crois qu'au besoin il accepterait une seconde invitation.
Je me retire. Mon plan est fait. Vous l'avez deviné. Pour procéder par ordre, il faut maintenant conna?tre deux autres points importants:
1o Où va ma?tre Golding? 2° Quels sont les deux gentlemen en question?
Ceci me para?t facile. à six heures, je serai là.
Oh! je vous avoue que j'ai la fièvre. C'est une rude tache que j'ai entreprise; mais aussi que son accomplissement me promet de jouissances!
Je saurai tout... Quand je prononce ces trois mots, je sens que je serai payé au centuple de mes peines.
Aussi, dix minutes avant que l'heure sonne, je suis là, blotti dans un coin, à quelques pas de sa porte. Je sais qu'il est dans son étude. Je n'aurais pas commis cet enfantillage de ne pas m'en assurer.
Ces dix minutes me paraissent un siècle. Elles passent cependant--trop lentement--mais elles passent. L'attention prête même à mes sens une telle finesse que j'entends--je suis s?r que je l'entends--le timbre fêlé de sa pendule.
Je ne m'étais pas trompé. C'est lui. Il marche, et moi je marche derrière lui. J'ai l'air d'un détective attaché au pas d'un coupable. Après? Peut-être est-ce bien un coupable.
Il ne va pas vite. Non. C'est un pas bien régulier, sec, cadencé. J'ai pris le pas, moi aussi, si bien que les deux bruits se confondent. Oh! il ne peut se douter de rien. Et de fait, il ne para?t pas préoccupé de ce qui se passe derrière lui. C'est devant lui que se trouve son intérêt. Ni à droite, ni à gauche, car il ne regarde rien, et la plus jolie fille de l'état peut passer à ses c?tés sans qu'il remarque son bas bien tiré ou sa taille cambrée. Parfois quelqu'un vient en sens inverse, et le heurte. Le choc--sec--ne le fait pas dévier d'un iota de la ligne directe.
Nous avons suivi Broadway quelque temps. Nous sortons de la ville. Nous allons au faubourg. Nous arpentons la route--arpenter est le mot, car chacun de ses pas a une dimension fixe, implacable.
J'aper?ois une maison, presque en plaine. D'un étrange aspect, sur mon ame. Les briques ont une teinte d'un rouge brun comme le front d'un homme frappé d'apoplexie. La maison est entourée d'un parc; on y entre par une grille. Il tend à cette grille...
Mais voici du nouveau: de deux routes viennent--en même temps--oh! absolument en même temps--deux gentlemen. Ils sont exactement à la même distance de la grille, ils y arriveront exactement à la même seconde. Même pas, même rectitude dans la marche. Les voilà qui touchent la grille ensemble... La grille s'ouvre, ils entrent... ces trois points convergents se sont confondus en un seul groupe... et ils disparaissent dans la maison...

IX
Jusqu'ici, je n'ai pas un seul instant fait fausse route. Malgré mon impatience--malgré l'attraction qui s'exerce sur moi--je ne veux pas, je ne dois pas me hater.
La grille est fermée, Golding et ses deux amis... amis? Voici d'abord un mot qui mérite examen. Pourquoi amis? Et cette idée est-elle juste? En tout cas, est-elle prouvée? Loin de là, donc je la réserve. Golding et les deux gentlemen sont enfermés dans la maison. Examinons la maison. La carapace peut souvent indiquer la nature du crustacé.
C'est un grand batiment carré--lugubre. Qu'est-ce qui le rend lugubre? Rien et tout. Il y a sur ces pierres brunes comme une transsudation de mystère. De toutes les fenêtres une seule est ouverte. On dirait l'oeil borgne d'un visage. Le parc a de hautes murailles; par la grille seule, le regard peut pénétrer à l'intérieur. Les arbres sont touffus, les allées sont mal entretenues... Mon oeil marche à travers ces allées. Rien que des feuilles mortes ou des branches dépouillées? Si fait: quelque chose. Je distingue à peine une sorte de chapelle basse, petite, étroite. Pourquoi cette découverte me fait-elle frissonner? C'est que, comme les hommes, les choses ont un rayonnement qui tombe d'aplomb sur le sens qui m'est particulier et dont j'ai parlé. Cette chapelle--batisse ou monument--s'est imposée à mon attention, à mon examen, à mon esprit d'investigation. Il y a là quelque
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