rêva, comme tant d'autres
écrivains, une Revue à lui, il voulut être chez lui, et le fait est qu'il avait
suffisamment souffert pour désirer ardemment cet abri définitif pour sa
pensée. Pour arriver à ce résultat, pour se procurer une somme d'argent
suffisante, il eut recours aux lectures. On sait ce que sont ces
lectures,--une espèce de spéculation, le Collège de France mis à la
disposition de tous les littérateurs, l'auteur ne publiant sa lecture
qu'après qu'il en a tiré toutes les recettes qu'elle peut rendre. Poe avait
déjà donné à New-York une lecture d'Eureka, son poëme
cosmogonique, qui avait même soulevé de grosses discussions. Il
imagina cette fois de donner des lectures dans son pays, dans la
Virginie. Il comptait, comme il l'écrivait à Willis, faire une tournée
dans l'Ouest et le Sud, et il espérait le concours de ses amis littéraires et
de ses anciennes connaissances de collège et de West-Point. Il visita
donc les principales villes de la Virginie, et Richmond revit celui qu'on
y avait connu si jeune, si pauvre, si délabré. Tous ceux qui n'avaient pas
vu Poe depuis les jours de son obscurité accoururent en foule pour
contempler leur illustre compatriote. Il apparut, beau, élégant, correct
comme le génie. Je crois même que, depuis quelque temps, il avait
poussé la condescendance jusqu'à se faire admettre dans une société de
tempérance. Il choisit un thème aussi large qu'élevé: le Principe de la
Poésie, et il le développa avec cette lucidité qui est un de ses privilèges.
Il croyait, en vrai poëte qu'il était, que le but de la poésie est de même
nature que son principe, et qu'elle ne doit pas avoir en vue autre chose
qu'elle-même.
Le bel accueil qu'on lui fit inonda son pauvre coeur d'orgueil et de joie;
il se montrait tellement enchanté, qu'il parlait de s'établir définitivement
à Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son enfance lui avait
rendus chers. Cependant, il avait affaire à New-York, et il partit le 4
octobre, se plaignant de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours
assez mal en arrivant à Baltimore, le 6, au soir, il fit porter ses bagages
à l'embarcadère d'où il devait se diriger sur Philadelphie, et entra dans
une taverne pour y prendre un excitant quelconque. Là,
malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances et s'attarda. Le
lendemain matin, dans les pâles ténèbres du petit jour, un cadavre fut
trouvé sur la voie,--est-ce ainsi qu'il faut dire?--non, un corps vivant
encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale estampille. Sur
ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papiers ni argent, et
on le porta dans un hôpital. C'est là que Poe mourut, le soir même du
dimanche, 7 octobre 1849, à l'âge de trente-sept ans, vaincu par le
delirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau
une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un des plus grands héros
littéraires, l'homme de génie qui avait écrit dans le Chat noir ces mots
fatidiques: Quelle maladie est comparable à l'alcool![4]
Cette mort est presque un suicide,--un suicide préparé depuis
longtemps. Du moins, elle en causa le scandale. La clameur fut grande,
et la vertu donna carrière à son cant emphatique, librement et
voluptueusement. Les oraisons funèbres les plus indulgentes ne purent
pas ne pas donner place à l'inévitable morale bourgeoise, qui n'eut
garde de manquer une si admirable occasion. M. Griswold diffama; M.
Willis, sincèrement affligé, fut mieux que convenable.--Hélas, celui qui
avait franchi les hauteurs les plus ardues de l'esthétique et plongé dans
les abîmes les moins explorés de l'intellect humain, celui qui, à travers
une vie qui ressemble à une tempête sans accalmie, avait trouvé des
moyens nouveaux, des procédés inconnus pour étonner l'imagination,
pour séduire les esprits assoiffés de Beau, venait de mourir en quelques
heures dans un lit d'hôpital,--quelle destinée! Et tant de grandeur et tant
de malheur, pour soulever un tourbillon de phraséologie bourgeoise,
pour devenir la pâture et le thème des journalistes vertueux!
Ut declamatio fias!
Ces spectacles ne sont pas nouveaux; il est rare qu'une sépulture fraîche
et illustre ne soit pas un rendez-vous de scandales. D'ailleurs, la société
n'aime pas ces enragés malheureux, et, soit qu'ils troublent ses fêtes,
soit qu'elle les considère naïvement comme des remords, elle a
incontestablement raison. Qui ne se rappelle les déclamations
parisiennes lors de la mort de Balzac, qui cependant mourut
correctement?--Et plus récemment encore,--il y a aujourd'hui, 26
janvier, juste un an,--quand un écrivain[5] d'une honnêteté admirable,
d'une haute intelligence, et qui fut toujours lucide, alla discrètement,
sans déranger personne,--si discrètement que sa discrétion ressemblait à
du mépris,--délier son âme dans la rue la plus noire qu'il put
trouver,--quelles dégoûtantes homélies!--quel assassinat raffiné! Un
journaliste célèbre, à qui Jésus n'enseignera jamais les manières
généreuses,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.