Histoires extraordinaires | Page 6

Edgar Allan Poe
trouva l'aventure assez joviale pour la célébrer en un gros
calembour.--Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que
la sagesse du XIXe siècle a recommencée si souvent et si
complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le
droit de se contredire et le droit de s'en aller. Mais la société regarde
celui qui s'en va comme un insolent; elle châtierait volontiers certaines
dépouilles funèbres, comme ce malheureux soldat, atteint de
vampirisme, que la vue d'un cadavre exaspérait jusqu'à la fureur.--Et
cependant, on peut dire que, sous la pression de certaines circonstances,
après un sérieux examen de certaines incompatibilités, avec de fermes
croyances à de certains dogmes et métempsycoses,--on peut dire, sans
emphase et sans jeu de mots, que le suicide est parfois l'action la plus
raisonnable de la vie. Et ainsi se forme une compagnie de fantômes
déjà nombreuse, qui nous hante familièrement, et dont chaque membre
vient nous vanter son repos actuel et nous verser ses persuasions.
Avouons toutefois que la lugubre fin de l'auteur d'Eureka suscita
quelques consolantes exceptions, sans quoi il faudrait désespérer, et la
place ne serait plus tenable. M. Willis, comme je l'ai dit, parla
honnêtement, et même avec émotion, des bons rapports qu'il avait
toujours eus avec Poe. MM. John Neal et George Graham rappelèrent
M. Griswold à la pudeur. M. Longfellow--et celui-ci est d'autant plus
méritant que Poe l'avait cruellement maltraité--sut louer d'une manière
digne d'un poëte sa haute puissance comme poëte et comme prosateur.

Un inconnu écrivit que l'Amérique littéraire avait perdu sa plus forte
tête.
Mais le coeur brisé, le coeur déchiré, le coeur percé des sept glaives fut
celui de Mme Clemm. Edgar était à la fois son fils et sa fille. Rude
destinée, dit Willis, à qui j'emprunte ces détails, presque mot pour mot,
rude destinée que celle qu'elle surveillait et protégeait. Car Edgar Poe
était un homme embarrassant; outre qu'il écrivait avec une fastidieuse
difficulté et dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel commun
pour qu'on pût le payer cher, il était toujours plongé dans des embarras
d'argent, et souvent lui et sa femme malade manquaient des choses les
plus nécessaires à la vie. Un jour, Willis vit entrer dans son bureau une
femme vieille, douce, grave. C'était Mme Clemm. Elle cherchait de
l'ouvrage pour son cher Edgar. Le biographe dit qu'il fut sincèrement
frappé, non pas seulement de l'éloge parfait, de l'appréciation exacte
qu'elle faisait des talents de son fils, mais aussi de tout son être
extérieur,--de sa voix douce et triste, de ses manières un peu surannées,
mais belles et grandes. Et pendant plusieurs années, ajoute-t-il, nous
avons vu cet infatigable serviteur du génie, pauvrement et
insuffisamment vêtu, allant de journal en journal pour vendre tantôt un
poëme, tantôt un article, disant quelquefois qu'il était malade,--unique
explication, unique raison, invariable excuse qu'elle donnait quand son
fils se trouvait frappé momentanément d'une de ces stérilités que
connaissent les écrivains nerveux,--et ne permettant jamais à ses lèvres
de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme un doute, comme
un amoindrissement de confiance dans le génie et la volonté de son
bien-aimé. Quand sa fille mourut, elle s'attacha au survivant de la
désastreuse bataille avec une ardeur maternelle renforcée, elle vécut
avec lui, prit soin de lui, le surveillant, le défendant contre la vie et
contre lui-même. Certes,--conclut Willis avec une haute et impartiale
raison,--si le dévouement de la femme, né avec un premier amour et
entretenu par la passion humaine, glorifie et consacre son objet, que ne
dit pas en faveur de celui qui l'inspira un dévouement comme celui-ci,
pur, désintéressé et saint comme une sentinelle divine? Les détracteurs
de Poe auraient dû en effet remarquer qu'il est des séductions si
puissantes qu'elles ne peuvent être que des vertus.

On devine combien terrible fut la nouvelle pour la malheureuse femme.
Elle écrivit à Willis une lettre dont voici quelques lignes:
«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie... Pouvez-vous
me transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
à M... de venir me voir; j'ai à m'acquitter envers lui d'une commission
de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier
d'annoncer sa mort, et de parler bien de lui. Je sais que vous le ferez.
Mais dites bien quel fils affectueux il était pour moi, sa pauvre mère
désolée...»
Cette femme m'apparaît grande et plus qu'antique. Frappée d'un coup
irréparable, elle ne pense qu'à la réputation de celui qui était tout pour
elle, et il ne suffit pas, pour la contenter, qu'on dise qu'il était un génie,
il faut qu'on sache qu'il était un homme de devoir et d'affection. Il est
évident que cette mère--flambeau et foyer allumés par un rayon du plus
haut ciel--a été donnée en exemple à nos
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