Histoires extraordinaires | Page 4

Edgar Allan Poe
place,--une histoire bizarre et ténébreuse que je ne
peux pas raconter, parce qu'elle n'est clairement expliquée par aucun
biographe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il se soit définitivement
séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants de son second
mariage, l'ait complètement frustré de sa succession.
Peu de temps après avoir quitté Richmond, Poe publia un petit volume
de poésies; c'était en vérité une aurore éclatante. Pour qui sait sentir la
poésie anglaise, il y a là déjà l'accent extra-terrestre, le calme dans la
mélancolie, la solennité délicieuse, l'expérience précoce,--j'allais, je
crois, dire expérience innée,--qui caractérisent les grands poëtes[2].
La misère le fit quelque temps soldat, et il est présumable qu'il se servit
des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les matériaux de
ses futures compositions,--compositions étranges, qui semblent avoir
été créées pour nous démontrer que l'étrangeté est une des parties
intégrantes du beau. Rentré dans la vie littéraire, le seul élément où
puissent respirer certains êtres déclassés, Poe se mourait dans une
misère extrême, quand un hasard heureux le releva. Le propriétaire
d'une revue venait de fonder deux prix, l'un pour le meilleur conte,
l'autre pour le meilleur poëme. Une écriture singulièrement belle attira
les yeux de M. Kennedy, qui présidait le comité, et lui donna l'envie
d'examiner lui-même les manuscrits. Il se trouva que Poe avait gagné
les deux prix; mais un seul lui fut donné. Le président de la commission
fut curieux de voir l'inconnu. L'éditeur du journal lui amena un jeune
homme d'une beauté frappante, en guenilles, boutonné jusqu'au menton,
et qui avait l'air d'un gentilhomme aussi fier qu'affamé[3]. Kennedy se
conduisit bien. Il fit faire à Poe la connaissance d'un M. Thomas White,
qui fondait à Richmond le Southern Literary Messenger. M. White était
un homme d'audace, mais sans aucun talent littéraire; il lui fallait un
aide. Poe se trouva donc tout jeune,--à vingt-deux ans,--directeur d'une
revue dont la destinée reposait tout entière sur lui. Cette prospérité, il la

créa. Le Southern Literary Messenger a reconnu depuis lors que c'était
à cet excentrique maudit, à cet ivrogne incorrigible qu'il devait sa
clientèle et sa fructueuse notoriété. C'est dans ce magazine que parut
pour la première fois l'Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall,
et plusieurs autres contes que nos lecteurs verront défiler sous leurs
yeux. Pendant près de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur
merveilleuse, étonna son public par une série de compositions d'un
genre nouveau et par des articles critiques dont la vivacité, la netteté, la
sévérité raisonnées étaient bien faites pour attirer les yeux. Ces articles
portaient sur des livres de tout genre, et la forte éducation que le jeune
homme s'était faite ne le servit pas médiocrement. Il est bon qu'on
sache que cette besogne considérable se faisait pour cinq cents dollars,
c'est-à-dire deux mille sept cents francs par an.--Immédiatement,--dit
Griswold, ce qui veut dire: «Il se croyait assez riche, l'imbécile!»--il
épousa une jeune fille, belle, charmante, d'une nature aimable et
héroïque; mais ne possédant pas un sou,--ajoute le même Griswold
avec une nuance de dédain. C'était une demoiselle Virginia Clemm, sa
cousine.
Malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec Poe
au bout de deux ans, à peu près. La raison de cette séparation se trouve
évidemment dans les accès d'hypocondrie et les crises d'ivrognerie du
poëte,--accidents caractéristiques qui assombrissaient son ciel spirituel,
comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus
romantique paysage un air de mélancolie en apparence
irréparable.--Dès lors, nous verrons l'infortuné déplacer sa tente,
comme un homme du désert, et transporter ses légers pénates dans les
principales villes de l'Union. Partout, il dirigera des revues ou y
collaborera d'une manière éclatante. Il répandra avec une éblouissante
rapidité des articles critiques, philosophiques, et des contes pleins de
magie qui paraissent réunis sous le titre de Tales of the Grotesque and
the Arabesque,--titre remarquable et intentionnel, car les ornements
grotesques et arabesques repoussent la figure humaine, et l'on verra
qu'à beaucoup d'égards la littérature de Poe est extra ou supra-humaine.
Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuses insérées
dans les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement
malades à Fordham et dans une absolue misère. Peu de temps après la

mort de Madame Poe, le poëte subit les premières attaques du delirium
tremens. Une note nouvelle paraît soudainement dans un
journal,--celle-là plus que cruelle,--qui accuse son mépris et son dégoût
du monde, et lui fait un de ces procès de tendance, véritables
réquisitoires de l'opinion, contre lesquels il eut toujours à se
défendre,--une des luttes les plus stérilement fatigantes que je
connaisse.
Sans doute, il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient à
peu près le faire vivre. Mais j'ai les preuves qu'il avait sans cesse de
dégoûtantes difficultés à surmonter. Il
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