Histoires extraordinaires | Page 3

Edgar Allan Poe
que l'élément qui les leur
dicte?--Si vous ajoutez à cette vision impeccable du vrai, véritable

infirmité dans de certaines circonstances, une délicatesse exquise de
sens qu'une note fausse torturait, une finesse de goût que tout, excepté
l'exacte proportion, révoltait, un amour insatiable du Beau, qui avait
pris la puissance d'une passion morbide, vous ne vous étonnerez pas
que pour un pareil homme la vie soit devenue un enfer, et qu'il ait mal
fini; vous admirerez qu'il ait pu durer aussi longtemps.
II
La famille de Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son
grand-père maternel avait servi comme quarter-master-general dans la
guerre de l'Indépendance, et La Fayette l'avait en haute estime et amitié.
Celui-ci, lors de son dernier voyage aux États-Unis, voulut voir la
veuve du général et lui témoigner sa gratitude pour les services que lui
avait rendus son mari. Le bisaïeul avait épousé une fille de l'amiral
anglais Mac Bride, qui était allié avec les plus nobles maisons
d'Angleterre. David Poe, père d'Edgar et fils du général, s'éprit
violemment d'une actrice anglaise, Elisabeth Arnold, célèbre par sa
beauté; il s'enfuit avec elle et l'épousa. Pour mêler plus intimement sa
destinée à la sienne, il se fit comédien et parut avec sa femme sur
différents théâtres, dans les principales villes de l'Union. Les deux
époux moururent à Richmond, presque en même temps, laissant dans
l'abandon et le dénûment le plus complet trois enfants en bas âge, dont
Edgar.
Edgar Poe était né à Baltimore, en 1813.--C'est d'après son propre dire
que je donne cette date, car il a réclamé contre l'affirmation de
Griswold, qui place sa naissance en 1811.--Si jamais l'esprit de roman,
pour me servir d'une expression de notre poëte, a présidé à une
naissance,--esprit sinistre et orageux!--certes, il présida à la sienne. Poe
fut véritablement l'enfant de la passion et de l'aventure. Un riche
négociant de la ville, M. Allan, s'éprit de ce joli malheureux que la
nature avait doté d'une manière charmante, et, comme il n'avait pas
d'enfants, il l'adopta. Celui-ci s'appela donc désormais Edgar Allan Poe.
Il fut ainsi élevé dans une belle aisance et dans l'espérance légitime
d'une de ces fortunes qui donnent au caractère une superbe certitude.
Ses parents adoptifs l'emmenèrent dans un voyage qu'ils firent en

Angleterre, en Écosse et en Irlande, et, avant de retourner dans leur
pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait une importante
maison d'éducation à Stoke-Newington, près de Londres.--Poe a
lui-même, dans William Wilson, décrit cette étrange maison bâtie dans
le vieux style d'Elisabeth, et les impressions de sa vie d'écolier.
Il revint à Richmond en 1822, et continua ses études en Amérique, sous
la direction des meilleurs maîtres de l'endroit. À l'université de
Charlottesville, où il entra en 1825, il se distingua, non seulement par
une intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance
presque sinistre de passions,--une précocité vraiment américaine,--qui,
finalement, fut la cause de son expulsion. Il est bon de noter en passant
que Poe avait déjà, à Charlottesville, manifesté une aptitude des plus
remarquables pour les sciences physiques et mathématiques. Plus tard il
en fera un usage fréquent dans ses étranges contes, et en tirera des
moyens très-inattendus. Mais j'ai des raisons de croire que ce n'est pas à
cet ordre de compositions qu'il attachait le plus d'importance, et
que--peut-être même à cause de cette précoce aptitude--il n'était pas
loin de les considérer comme de faciles jongleries, comparativement
aux ouvrages de pure imagination.--Quelques malheureuses dettes de
jeu amenèrent une brouille momentanée entre lui et son père adoptif, et
Edgar--fait des plus curieux et qui prouve, quoi qu'on ait dit, une dose
de chevalerie assez forte dans son impressionnable cerveau,--conçut le
projet de se mêler à la guerre des Hellènes et d'aller combattre les Turcs.
Il partit donc pour la Grèce.--Que devint-il en Orient? qu'y fit-il?
étudia-t-il les rivages classiques de la Méditerranée?--pourquoi le
trouvons-nous à Saint-Pétersbourg, sans passeport, compromis, et dans
quelle sorte d'affaire, obligé d'en appeler au ministre américain, Henry
Middleton, pour échapper à la pénalité russe et retourner chez lui?--on
l'ignore; il y a là une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie
d'Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie et sa correspondance
ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n'ont
jamais paru.
Revenu en Amérique en 1829, il manifesta le désir d'entrer à l'école
militaire de West-Point; il y fut admis en effet, et, là comme ailleurs, il
donna les signes d'une intelligence admirablement douée, mais

indisciplinable, et, au bout de quelques mois, il fut rayé.--En même
temps se passait dans sa famille adoptive un événement qui devait avoir
les conséquences les plus graves sur toute sa vie. Madame Allan, pour
laquelle il semble avoir éprouvé une affection réellement filiale,
mourait, et M. Allan épousait une femme toute jeune. Une querelle
domestique prend ici
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