Histoires extraordinaires | Page 2

Edgar Allan Poe
cas multiples et
complexes de la vie morale. On dirait que de l'amour impie de la liberté
est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zoocratie, qui
par son insensibilité féroce ressemble à l'idole de Jaggernaut.--Un
biographe nous dira gravement--il est bien intentionné, le brave
homme,--que Poe, s'il avait voulu régulariser son génie et appliquer ses

facultés créatrices d'une manière plus appropriée au sol américain,
aurait pu devenir un auteur à argent, a money making author;--un
autre,--un naïf cynique, celui-là,--que, quelque beau que soit le génie de
Poe, il eût mieux valu pour lui n'avoir que du talent, le talent
s'escomptant toujours plus facilement que le génie. Un autre, qui a
dirigé des journaux et des revues, un ami du poëte, avoue qu'il était
difficile de l'employer et qu'on était obligé de le payer moins que
d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire.
Quelle odeur de magasin! comme disait Joseph de Maistre.
Quelques-uns ont osé davantage, et, unissant l'intelligence la plus
lourde de son génie à la férocité de l'hypocrisie bourgeoise, l'ont insulté
à l'envi; et, après sa soudaine disparition, ils ont rudement morigéné ce
cadavre,--particulièrement M. Rufus Griswold, qui, pour rappeler ici
l'expression vengeresse de M. George Graham, a commis alors une
immortelle infamie. Poe, éprouvant peut-être le sinistre pressentiment
d'une fin subite, avait désigné MM. Griswold et Willis pour mettre ses
oeuvres en ordre, écrire sa vie et restaurer sa mémoire. Ce
pédagogue-vampire a diffamé longuement son ami dans un énorme
article, plat et haineux, juste en tête de l'édition posthume de ses
oeuvres.--Il n'existe donc pas en Amérique d'ordonnance qui interdise
aux chiens l'entrée des cimetières?--Quant à M. Willis, il a prouvé, au
contraire, que la bienveillance et la décence marchaient toujours avec le
véritable esprit, et que la charité envers nos confrères, qui est un devoir
moral, était aussi un des commandements du goût.
Causez de Poe avec un Américain, il avouera peut-être son génie,
peut-être même s'en montrera-t-il fier; mais, avec un ton sardonique
supérieur qui sent son homme positif, il vous parlera de la vie
débraillée du poëte, de son haleine alcoolisée qui aurait pris feu à la
flamme d'une chandelle, de ses habitudes vagabondes; il vous dira que
c'était un être erratique et hétéroclite, une planète désorbitée, qu'il
roulait sans cesse de Baltimore à New-York, de New-York à
Philadelphie, de Philadelphie à Boston, de Boston à Baltimore, de
Baltimore à Richmond. Et si, le coeur ému par ces préludes d'une
histoire navrante, vous donnez à entendre que l'individu n'est peut-être
pas seul coupable et qu'il doit être difficile de penser et d'écrire

commodément dans un pays où il y a des millions de souverains, un
pays sans capitale à proprement parler, et sans aristocratie,--alors vous
verrez ses yeux s'agrandir et jeter des éclairs, la bave du patriotisme
souffrant lui monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancer des
injures à l'Europe, sa vieille mère, et à la philosophie des anciens jours.
Je répète que pour moi la persuasion s'est faite qu'Edgar Poe et sa patrie
n'étaient pas de niveau. Les États-Unis sont un pays gigantesque et
enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son
développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau
venu dans l'histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de
l'industrie; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous,
qu'elle finira par manger le Diable. Le temps et l'argent ont là-bas une
valeur si grande! L'activité matérielle, exagérée jusqu'aux proportions
d'une manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les
choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui était de bonne souche, et qui
d'ailleurs professait que le grand malheur de son pays était de n'avoir
pas d'aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un peuple sans
aristocratie le culte du Beau ne peut que se corrompre, s'amoindrir et
disparaître,--qui accusait chez ses concitoyens, jusque dans leur luxe
emphatique et coûteux, sous les symptômes du mauvais goût
caractéristiques des parvenus,--qui considérait le Progrès, la grande
idée moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait les
perfectionnements de l'habitacle humain des cicatrices et des
abominations rectangulaires,--Poe était là-bas un cerveau
singulièrement solitaire. Il ne croyait qu'à l'immuable, à l'éternel, au
self-same, et il jouissait--cruel privilège dans une société amoureuse
d'elle-même!--de ce grand bon sens à la Machiavel qui marche devant
le sage, comme une colonne lumineuse, à travers le désert de
l'histoire.--Qu'eût-il pensé, qu'eût-il écrit, l'infortuné, s'il avait entendu
la théologienne du sentiment supprimer l'Enfer par amitié pour le genre
humain, le philosophe du chiffre proposer un système d'assurances, une
souscription à un sou par tête pour la suppression de la guerre,--et
l'abolition de la peine de mort et de l'orthographe, ces deux folies
corrélatives!--et tant d'autres malades qui écrivent, l'oreille inclinée au
vent, des fantaisies giratoires aussi flatueuses
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