dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et...
bonheur suprême, coucherait seul. Cette dernière perspective le
ravissait délicieusement: une chambre à soi, avec une place pour dormir,
s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre,
pouvoir être avec soi, comme dans la ballade, mais couché. Il faut dire
que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est bien à cela qu'on se fait le
moins.
Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il
s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni qu'il
s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait
définitivement collé ses vêtements sur sa peau. Ses souliers beuglaient
et giclaient si régulièrement dans sa marche, que leur chanson lui
semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le battement d'un
moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, deux filles haut
retroussées l'apostrophèrent:
- Il a de quoi barboter! dit l'une.
L'autre commenta:
- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.
Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être un
peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent rien
à ajouter.
Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent
marché sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il était, il prit à
gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le trottoir défoncé brillait
par places sous les becs de gaz tremblotants. Des roues de voitures et
des tonneaux qui sentaient l'acide étaient rangés sur les côtés; une
balayeuse municipale tendait ses bras vers la lune. Plutarque parcourut
de la même allure d'autres rues semblables; il ne se pressait pas, car
personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas qu'il eut encore assez
faim.
II
Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus rien
de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une croûte garnier que la
tenancière composa sur le champ et réchauffa pour lui. La pâte était
détrempée et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer. Le débit
était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant
la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon
reniflait par intervalles réguliers comme un enrhumé, pendant que
montait et tombait la lumière.
Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la pensée
de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait n'avait pas
de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage seulement, une
étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, du temps où le quartier
Caulaincourt était de la périphérie, vieille bicoque, que seule la
spéculation tenait encore debout sur ce terrain cher. Au-dessus de la
porte étroite s'étendait un grand bras de fer où s'accrochait une lanterne
blanche; sur la vitre cassée on pouvait deviner le mot Hôtel. Plutarque
s'engouffra dans le corridor et monta quelques marches d'escalier
jusqu'à la loge puante où le ménage patron couchait sur un lit bas. Le
tenancier se leva, dévisagea son client comme quelqu'un qui craint "les
affaires"; puis, ayant perçu la taxe pour la chambre et la chandelle, il
indiqua:
- La quatrième à gauche en entrant.
Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la porte.
Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre son être,
renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à la limite d'une chambre si
petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans
risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. De joie, il étira
ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit sur le vague sommier, dont
quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé pour jouir de sa joie.
Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans une chambre
semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était plus
absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. C'était à
l'époque descendante de sa carrière: il avait trouvé, cette première fois,
la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le mordaient;
il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits assourdis que l'on
percevait à travers l'épaisse cloison. Aujourd'hui il entendait partir des
chambres voisines des vagissements qui avaient beaucoup de chance
d'être de même nature que ceux jadis entendus; une autre génération de
mêmes insectes s'apprêtait à le travailler; les vieux relents tout au plus
augmentés de puanteurs nouvelles flottaient entre les murs, et
cependant il était bien maintenant, n'avait nulle crainte et restait
confondu de l'accoutumance et de la relativité.
Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait fait! Ce
soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui revenait. Il le retrouvait
sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes dispositions où il
avait reçu la pluie de tout à l'heure. Il se revoyait tout
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