Histoires Grises | Page 6

E. Edouard Tavernier
avoir une rechange permettant un lavage et une r��paration; enfin, une casquette. Ce troisi��me d��sir surtout l'obs��dait.
Il n'aurait os�� l'avouer �� personne, il ne s'agissait pas d'une casquette ordinaire, celle qu'il avait ��tant assez bonne d'ailleurs, mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue �� la devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, ��tait brod��, en lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiff�� de la sorte, il lui semblait que sa situation serait d��finitivement assise, que les pourboires seraient forc��ment plus gros, qu'on le reconna?trait dans la rue et qu'il se constituerait une client��le attir��e. Le marchand en demandait douze francs, c'��tait beaucoup.
Le soir, apr��s avoir fait ses comptes, sit?t qu'il ��tait dans sa couverture, il y pensait. Finalement, h��sitant, il n'achetait rien; il se contentait pendant le jour, apr��s le d��jeuner, de r��parer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait p��niblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant �� ses premiers travaux d'��criture.
Tout de m��me, quand il regardait en arri��re, quels changements dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient r��guliers, tous pareils, sans impr��vu et sans inqui��tude. A table, en s'asseyant, il lui arrivait d'avoir bon app��tit, mais il ne retrouvait plus jamais la d��sagr��able sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui ��tait famili��re, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuli��re qu'elle d��clanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer �� mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les premi��res bouch��es qu'on mange apr��s avoir eu faim, bouch��es qui sont sans go?t et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps ��trangers ne se d��sagr��geant pas.
Tout cela ��tait loin, tr��s loin m��me; une remarque du marchand de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commer?ant avait dit �� sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque"...
Ces mots l'avaient frapp��! Ils ��taient comme la coupure entre sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. D��sormais son changement ��tait sorti de ses consid��rations sur lui-m��me; les autres aussi le constataient. Ce fait donnait �� sa situation pr��sente une cons��cration et impliquait en m��me temps pour elle une dur��e, un ��tablissement, comme un vague but atteint qui l'��tonnait.
La destin��e des ��tres est une fantaisie, pensait-il, c'��tait pour en arriver l�� qu'il avait fait ce chemin long, accident��, fou surtout; qu'il avait v��cu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, l'attente de la catastrophe imminente et d��finitive. Il se rappelait les conseils d'un vieil ami de son p��re:
- On fait sa vie... Choisis bien ta vocation!
Ces gens ��tablis sont �� mourir de rire; ce �� quoi on est appel��, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'��tre arriv��? Comme si ce n'��tait pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivi��res, on voit flotter des petits d��bris de bois; il en est qui filent tout droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arr��tent sur les bords, d'autres vont au fond apr��s avoir ou n'avoir pas tourn�� sur eux-m��mes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, et voil�� tout. Somme toute, son existence pass��e aboutissait �� faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait �� peine travers�� deux fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement, sans m��me chercher plus loin que cette fameuse nuit o�� il s'��tait pay�� une chambre pour lui tout seul, �� l'h?tel de la rue Caulaincourt, et o�� l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassin�� l'homme qui gisait dans le couloir.

IV
Il ��tait arriv�� ce matin de bonne heure au march��. La veille, la cuisini��re lui avait remis vingt francs pour les achats de l��gumes qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'��tait vraiment t?t, les marchandises n'��tant pas d��ball��es et les prix pas encore fix��s. L'agent de police de service devant la porte avait ��t�� chang��; sans attacher �� ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir.
Ce man��ge dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville qui le d��visagea d'une fa?on inqui��te et �� laquelle le vagabond, maintenant rang��, n'��tait plus habitu��.
La sir��ne d'une usine mugit, il ��tait six heures. Un peu g��n��, Plutarque voulut entrer.
- Qu'est-ce que tu vas chercher l��, toi, fit l'agent.
- Je viens acheter, M'sieur l'agent, r��pondit Plutarque.
- C'est bon, c'est bon, on la conna?t va; allez, allez, d��canille.
Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-m��me.
Plutarque revint vers lui, tr��s humble.
- Monsieur, j'ach��te pour quelqu'un.
- ?a suffit, dit le
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