Histoire de deux enfants douvrier | Page 7

Hendrik Conscience
pas d'une certaine élégance.

À côté d'elle, près de la table, était assis un petit garçon de huit ans
avec des cheveux bruns et de grands yeux vifs. Il avait devant lui un
livre ouvert et remuait les lèvres, en même temps que, du bout d'un
petit bâton, il montrait les lettres qu'il s'efforçait de lire.
Dans un coin, sur des tabourets de bois, étaient assises deux petites
filles de trois à quatre ans. Elles jouaient avec des poupées et
s'amusaient en silence, élevant de temps en temps la voix pour gronder
les poupées en riant doucement entre elles.
Depuis un instant, le petit garçon paraissait embarrassé, son petit bâton
ne remuait plus et il secouait la tête avec impatience.
--Qu'est-ce, Bavon? demanda la femme. Cela ne va-t-il pas, mon
enfant?
--Ah! mère, dit-il, le maître m'a donné à apprendre une leçon dans
laquelle il y a un mot si difficile, si difficile! J'en ai chaud, mais je n'en
sors pas. Lis-le donc, toi, mère!
Il se rapprocha, lui mit le livre sous les yeux et montra le mot qui
l'arrêtait.
Mais la femme, après un long effort, bégaya avec découragement:
--Ab... be... né... abné... ga... Je ne sors pas du reste, Bavon. Sont-ce là
aussi des mots pour un enfant comme toi? Tu n'as qu'à le passer et à le
demander demain à ton maître.
L'enfant tenait le regard attaché sur le livre; ses traits se contractaient,
ses yeux étaient fixes et il tendait évidemment toutes les forces de son
esprit.
--Non, laisse, mon enfant, dit la femme, ne te casse pas inutilement la
tête: le mot est trop difficile.
--Trop difficile? balbutia le petit. Il faut que je le lise, je le veux... Ah!
mère, paix, paix! tu m'as aidé, cela ira... Abe... né... ga... ga... abnéga...

ti... o... tion! Tiens, tiens, chère mère, le mot est abnégation.
Un cri d'admiration échappa à la femme; elle prit son fils dans ses bras
et déposa un long baiser sur son front. Ce qui la touchait ainsi, c'était la
persévérance précoce et la volonté presque virile qu'elle croyait
découvrir dans son fils. Que rêvait-elle en lui donnant ce baiser? Elle ne
le savait pas, et néanmoins elle remerciait Dieu du fond du coeur.
L'enfant, encouragé par la tendre approbation de sa mère, avait repris
son livre; mais la femme, encore émue, lui dit:
--Cher Bavon, il faut bien t'instruire; plus tard dans la vie, tu
commenceras à comprendre comme il est beau et utile de savoir lire et
écrire. Celui qui ne sait pas lire n'est un homme qu'à demi, et il est
condamné, fût-il même né avec de l'esprit, à rester toujours ignorant.
Tu seras mieux et plus instruit que moi, Bavon, et tu en seras plus
heureux sur la terre. Ah! pourquoi mon parrain est-il mort sitôt! Sans
cela, je saurais très-bien lire et écrire; mais il n'y avait personne qui pût
me protéger, il me fallait aller à la fabrique. Je me suis encore un peu
instruite par moi-même; mais, lorsqu'on a travaillé toute la journée, cela
ne va pas bien le soir. Oui, Bavon, si chacun savait lire, il n'y aurait pas
tant de mauvaises gens; car quiconque sait lire sait qu'il est homme et
se respecte soi-même. Malheureusement, il n'y a que peu d'enfants
d'ouvriers qui aient l'occasion ou les moyens de s'instruire; les parents,
qui sont eux-mêmes ignorants, ne comprennent pas combien il est beau
et utile d'être instruit. Toi, mon enfant, si Dieu continue à accorder la
santé à ton père, tu pourras apprendre beaucoup de choses. Bavon,
n'oublie jamais que tu devras ce bonheur à ton père, qui travaille du
matin au soir pour élever honorablement ses enfants, qui ne va pas au
cabaret et qui, pour ainsi dire, se retient de manger pour que tu puisses
aller à l'école. N'est-ce pas, Bavon, tu ne l'oublieras jamais? Quoi qu'il
t'arrive dans la vie, tu continueras toujours à respecter et à aimer ton
père?
--Toujours! toujours! et toi aussi, chère mère! dit le petit garçon en lui
caressant les joues.
À ce moment, la porte s'ouvrit et un homme entra. Ses vêtements,

couverts de coton et de poussière, étaient usés et paraissaient sales dans
un lieu aussi propre. L'expression de son visage trahissait une sorte de
regret et il semblait être de mauvaise humeur.
Mais voilà que le mot «Père! père!» résonna sur tous les tons à ses
oreilles, et, avant qu'il eût fait deux pas dans la chambre, on lui saisit
les mains, et de douces voix d'enfants lui souhaitèrent la bienvenue
avec les plus tendres paroles. Bavon courut à sa rencontre en agitant un
petit morceau de papier au-dessus de sa tête:
--Cher père! cher père! cria-t-il, vingt bons points! Deux baisers pour
moi et deux sous pour ma tirelire!
Et, en disant ces
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