Histoire de deux enfants douvrier | Page 6

Hendrik Conscience

sera pas pour rire; ça t'apprendra à déchirer encore une fois la robe de ta
soeur.
--Ce n'est pas vrai, cria le garçon.
--Je l'ai vu! riposta la mère.
--Vous mentez! beugla l'enfant.
Et, comme si cette monstrueuse insolence n'avait eu rien d'insolite, la
femme ne parut point y faire attention ou ne pas l'entendre; car elle
sortit en courant de la maison et ferma bruyamment la porte derrière
elle.
Pauvres enfants! que pouvaient-ils devenir sous la conduite d'une telle
mère? Rien, assurément, que des êtres sauvages et incultes dépourvus
de tout sentiment de dignité humaine. Ce n'était par leur faute; mais
était-ce bien la faute de leur mère?

Cette femme, lorsqu'elle était enfant elle-même, avait passé ses
premières années sous la surveillance d'une vieille femme ignorante et
grossière, au milieu d'enfants abandonnés, dont les mères, ainsi que la
sienne, devaient travailler toute la journée à la fabrique. Là, elle n'avait
appris qu'un langage brutal et impoli; elle avait grandi sans la moindre
notion des devoirs que l'homme a à remplir en cette vie envers Dieu,
envers la société et surtout envers lui-même. Comme elle n'avait atteint
alors que l'âge de neuf ans, il y avait encore de l'espoir qu'elle recevrait
quelques reflets des lumières de la civilisation; qu'avant de devenir
femme, elle sentirait naître en elle l'instinct de la dignité personnelle et
de la modestie virginale. Mais, avant que le dixième printemps
commençât pour elle, elle était déjà à la fabrique, attachée à une
machine tournant éternellement, livrée à la compagnie de femmes et
d'hommes encore plus grossiers et plus ignorants qu'elle. Plus tard, elle
s'est mariée; après la naissance de son troisième enfant, elle resta à la
maison et donna là, à ses enfants, la seule instruction qu'elle eût reçue:
ignorance, grossièreté, abaissement et abâtardissement de la nature.
Et nous qui parlons du perfectionnement moral de l'ouvrier, nous
donnons à ses enfants une pareille mère! Et nous qui blâmons l'ouvrier
parce qu'il fuit sa demeure, parce qu'il boit et court les cabarets, nous
lui donnons une pareille compagne!
Oui, le progrès gigantesque de l'industrie est un des phénomènes les
plus surprenants et les plus salutaires de notre siècle; mais le penseur,
le philanthrope, ne verra pas ce progrès irrésistible sans une terreur
secrète, aussi longtemps qu'il arrache la femme, la mère du sein de la
famille, et fait de l'enfant l'esclave de la matière, dans un âge qui est
destiné à son développement moral et intellectuel.
Si l'on veut civiliser et perfectionner la classe ouvrière, il faut
commencer par la femme. Cette loi est impitoyable. Si l'homme règne
sur le monde matériel, l'éducation morale dépend uniquement de la
mère, et elle règne sur le coeur et l'esprit de la génération naissante
avec toute la puissance de l'ange ou du démon, selon l'élévation ou la
bassesse de son âme.
L'humanité commence à le comprendre. Du fond des consciences

s'élève un cri de détresse, une voix prophétique qui dit: «Sauvez le
monde de l'abaissement moral par la femme! Instruction pour la femme!
Éducation pour la femme! Lumière, dignité et notion du devoir dans le
coeur des mères du peuple! Sinon, ténèbres, abaissement, injustice et
sanglante vengeance sur le monde à venir.»

III
Beaucoup plus loin, dans la rangée des maisons d'ouvriers, il y avait
une maisonnette qui se distinguait par sa propreté.
Le sol était semé de sable blanc jusqu'à la rue. Trois ou quatre pots de
fleurs répandaient leur parfum sur les fenêtres, derrière des rideaux
blancs comme la neige. La cheminée était ornée d'une image de la
sainte Vierge entre deux perroquets de plâtre, dont le plumage rouge,
jaune et vert flattait agréablement le regard. Les petits ustensiles du
ménage, les plats et les tasses étaient étalés sur une armoire et brillaient
et étincelaient comme s'ils étaient fiers de leur propreté. Les grossières
chaises de jonc n'avaient pas une tache; la table de bois blanc était
lavée, le poêle frotté à la mine de plomb.
Cette habitation d'ouvrier était aussi pauvre que les autres; les objets les
plus étincelants n'avaient coûté que quelques centimes... et cependant il
y régnait une apparence de paix, de contentement et de bien-être; l'air y
était si pur, tout y était si souriant, que l'aspect de cette humble
maisonnette suffisait pour faire comprendre comment un ouvrier peut
aimer sa demeure tout aussi bien qu'un richard qui s'enorgueillit de son
palais.
Dans une des chambres du rez-de-chaussée, une femme était occupée à
travailler près d'une lampe. Elle cousait à une blouse bleue, et, comme
il y avait encore beaucoup de ces blouses pliées sur une chaise, il était à
supposer qu'elle travaillait pour un magasin. Elle pouvait avoir
vingt-huit ou trente ans; ses vêtements de coton, communs et pâlis par
le lavage, étaient d'une grande propreté et même arrangés avec une
simplicité qui ne manquait
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