Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant lannée 1812 | Page 7

Général Comte de Ségur

tournèrent vers notre droite découverte, vers notre gauche affaiblie, et
sur notre retraite menacée? Alors nous ne pensions qu'aux funestes
effets de cette paix entre nos alliés et notre ennemi; aujourd'hui nous
éprouvons le besoin d'en connaître les causes.
Les traités conclus vers la fin du siècle dernier avaient soumis à la
Russie le faible sultan des Turcs: l'expédition d'Égypte l'avait armé
contre nous. Mais depuis l'avénement de Napoléon, un intérêt commun
bien entendu, et l'intimité d'une correspondance mystérieuse, avaient
rapproché Sélim du premier consul: une étroite liaison s'était établie
entre ces deux princes; tous deux avaient même échangé leurs portraits.
Sélim tentait une grande révolution dans les usages ottomans. Napoléon
l'excitait et l'aidait à introduire dans l'armée musulmane la discipline
européenne, quand la victoire d'Iéna, la guerre de Pologne et Sébastiani
décidèrent le sultan à secouer le joug d'Alexandre. Les Anglais
accourururent pour s'y opposer; mais ils furent chassés de la mer de
Constantinople. Alors Napoléon écrivit ainsi à Sélim.

Osterode, le 3 avril 1807.
«Mon ambassadeur m'apprend la bonne conduite et la bravoure des
Musulmans contre nos ennemis communs. Tu t'es montré le digne
descendant des Sélim et des Soliman. Tu m'as demandé quelques
officiers, je te les envoie. J'ai regretté que tu ne m'eusses pas demandé
quelques milliers d'hommes: tu ne m'en as demandé que cinq cents, j'ai
ordonné aussitôt qu'ils partissent. J'entends qu'ils soient soldés et
habillés à mes frais, et que tu sois remboursé des dépenses qu'ils
pourront t'occasionner. Je donne ordre au commandant de mes troupes
en Dalmatie de t'envoyer les armes, les munitions, et tout ce tu me
demanderas. Je donne les mêmes ordres à Naples, et déjà des canons
ont été mis à la disposition du pacha de Janina. Généraux, officiers,
armes de toute espèce, argent même, je mets tout à ta disposition. Tu
n'as qu'à demander, demande d'une manière claire et tout ce que tu
demanderas je te l'enverrai sur l'heure. Arrange-toi avec le schah de
Perse, qui est aussi l'ennemi des Russes; engage-le à tenir ferme et à
attaquer vivement l'ennemi commun. J'ai battu les Russes dans une
grande bataille; je leur ai pris soixante-quinze canons, seize drapeaux,
et un grand nombre de prisonniers. Je suis à quatre-vingts lieues en
avant de Varsovie, et je vais profiter de quinze jours de repos que je
donne à mon armée, pour me rendre à Varsovie et y recevoir ton
ambassadeur. Je sens le besoin que tu as de canonniers et de troupes.
J'en avais offert à ton ambassadeur; il n'en a pas voulu, dans la crainte
d'alarmer la délicatesse des Musulmans. Confie-moi tous tes besoins; je
suis assez puissant et assez intéressé à tes succès, tant par amitié que
par politique, pour n'avoir rien à te refuser. Ici on m'a proposé la paix.
On m'accordait tous les avantages que je pouvais désirer; mais on
voulait que je ratifiasse l'état de choses établi entre la Porte et la Russie
par le traité de Sistowe, et je m'y suis refusé. J'ai répondu qu'il fallait
qu'une indépendance absolue fût assurée à la Porte, et que tous les
traités qui lui ont été arrachés pendant que la France sommeillait
fussent révoqués.»
Cette lettre de Napoléon avait été précédée et suivie d'assurances
verbales, mais formelles, qu'il ne remettrait pas l'épée dans le fourreau
que la Crimée n'ait été rendue au Croissant. Il avait même autorisé

Sébastiani à donner au divan la copie des instructions qui renfermaient
ces promesses.
Telles furent ses paroles; voici ses actions: d'abord elles s'accordèrent.
Sébastiani demanda le passage par la Turquie d'une armée de
vingt-cinq mille Français. Il la commandera; elle se réunira à l'armée
ottomane. Il est vrai qu'un incident imprévu dérange ce projet; mais
alors Napoléon fait accepter à Sélim la promesse d'un secours de neuf
mille Français, dont cinq mille artilleurs, que onze vaisseaux de ligne
devront porter à Constantinople. En même temps, l'ambassadeur turc
est accueilli avec des égards minutieux dans le camp français: il
accompagne Napoléon dans ses revues; les soins les plus caressans lui
sont prodigués, et déjà le grand-écuyer de France traitait avec lui d'une
alliance offensive et défensive, quand une attaque inopinée des Russes
vint interrompre cette négociation. Cet ambassadeur retourne à
Varsovie, où la même considération l'environne.
Il en jouissait encore le jour de la victoire décisive de Friedland; mais
les jours suivans, son illusion se dissipe; il se voit négligé: car ce n'est
plus Sélim qu'il représente: une révolution vient de précipiter du trône
ce souverain, l'ami de Napoléon, et avec lui l'espoir de donner aux
Turcs une armée régulière sur laquelle on pût s'appuyer. Napoléon ne
sait donc plus s'il pourra compter sur le secours de ces barbares. Son
système change: c'est désormais Alexandre qu'il veut gagner; et,
comme jamais son génie n'hésite, il est déjà prêt à lui abandonner
l'empire d'Orient, pour qu'il
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