Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant lannée 1812 | Page 6

Général Comte de Ségur
la présence de plusieurs officiers français dans les autres; toutes
doivent lui envoyer leurs rapports et recevoir ses ordres. Sa sollicitude
s'étend à tout. «Spandau, dit-il dans ses lettres au maréchal Davoust, est
la citadelle de Berlin, comme Pillau est celle de Koenigsberg;» et déjà
des troupes françaises ont l'ordre de se tenir prêtes à s'y introduire au
premier signal: il en indique même la manière. À Potsdam, que le roi
s'est réservé, et qui est interdit à nos troupes, il veut que les officiers
français se montrent souvent pour observer, et pour accoutumer le
peuple à leur vue. Il recommande les plus grands égards pour Frédéric
et ses sujets; mais il exige en même temps qu'on leur enlève tout ce qui
pourrait leur servir dans une révolte. Il désigne tout, jusqu'à la moindre
arme; et, prévoyant la perte d'une bataille et des vêpres prussiennes, il
ordonne que ses troupes soient, ou casernées, ou campées, et mille
autres précautions d'un détail infini. Enfin, dans le cas d'une descente
des Anglais entre l'Elbe et la Vistule, et quoique Victor, et plus tard
Augereau, dussent occuper la Prusse avec cinquante mille hommes, il
s'est assuré d'un secours de dix mille Danois.
Au milieu de toutes ces précautions, sa défiance subsiste encore: quand
le prince d'Hatzfeld est venu lui demander un secours de vingt-cinq
millions pour les frais de la guerre qui se prépare, il a répondu à Daru
«qu'il se garderait bien de donner à un ennemi des armes contre
lui-même.» C'est ainsi que Frédéric, enlacé dans un réseau de fer, qui
l'environne et le saisit de toutes parts, s'est résigné à mettre vingt à
trente mille hommes et la plupart de ses forteresses et de ses magasins à

la disposition de Napoléon.[2]
[Note 2: Par ce traité, la Prusse s'engageait à fournir deux cent mille
quintaux de seigle, vingt-quatre mille de riz, deux millions de bouteilles
de bière, quatre cent mille quintaux de froment, six cent cinquante
mille de paille, trois cent cinquante mille de foin, six millions de
boisseaux d'avoine, quarante-quatre mille boeufs, quinze mille chevaux,
trois mille six cents voitures attelées, conduites, et portant chacune
1500 pesant; enfin, des hôpitaux pourvus de tout pour vingt mille
malades. Il est vrai que toutes ces fournitures devaient être faites en
déduction du reste des taxes imposées par la conquête.]

CHAPITRE III.
CES deux traités ouvraient à Napoléon le chemin de la Russie; mais,
pour pénétrer dans les profondeurs de cet empire, il fallait encore
s'assurer de la Suède et de la Turquie.
Toutes les combinaisons militaires s'étaient tellement agrandies, qu'il
ne s'agissait plus, pour tracer un plan de guerre, de considérer la
configuration d'une province, celle d'une chaîne de montagnes, ou le
cours d'un fleuve. Quand des souverains tels qu'Alexandre et Napoléon
se disputaient l'Europe, c'était la position générale et relative de tous les
empires qu'il fallait embrasser d'un coup d'oeil universel; ce n'était plus
sur des cartes particulières, mais sur le globe entier que leur politique
devait tracer ses plans guerriers.
Or, la Russie est maîtresse des hauteurs de l'Europe, ses flancs sont
appuyés aux mers du nord et du sud. Son gouvernement ne peut que
difficilement être acculé et forcé à composer, dans un espace presque
imaginaire, dont la conquête exige de longues campagnes, auxquelles
son climat s'oppose. Il en résulte que, sans le concours de là Turquie et
de la Suède, la Russie est moins attaquable. C'était donc avec leur
secours qu'il fallait la surprendre, attaquer au coeur cet empire dans sa
moderne capitale, tourner au loin, en arrière de sa gauche, sa grande
armée du Niémen, et non pas brusquer seulement des attaques sur une

partie de son front, dans des plaines où l'espace empêche le désordre, et
laisse toujours mille chemins ouverts à la retraite de cette armée.
Aussi les plus simples dans nos rangs s'attendaient-ils à apprendre la
marche combinée du grand-visir vers Kief, et celle de Bernadotte en
Finlande. Déjà huit monarques étaient rangés sous les drapeaux de
Napoléon; mais les deux souverains les plus intéressés à sa querelle
manquaient encore à son commandement. Il était digne du grand
empereur de faire marcher toutes les puissances, toutes les religions de
l'Europe à l'accomplissement de ses grands desseins: alors leur succès
était assuré; et si la voix d'un nouvel Homère eût manqué à ce roi de
tant de rois, la voix du dix-neuvième siècle, devenu le grand siècle,
l'aurait remplacée; et ce cri d'étonnement d'un âge-entier, pénétrant et
traversant l'avenir, aurait retenti de génération en génération jusqu'à la
postérité la plus reculée.
Tant de gloire ne nous était pas réservée.
Qui de nous, dans l'armée française, ne se souvient de son étonnement,
au milieu des champs russes, à la nouvelle des funestes traités des
Turcs et des Suédois avec Alexandre, et comme nos regards inquiets se
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