Histoire de France 1305-1364 | Page 6

Jules Michelet
le poids; avec deux
livres il en payait huit. Mais quand il s'agissait de recevoir, il ne voulait
de sa monnaie que pour un tiers; deux banqueroutes en sens inverse.
Tous les débiteurs profitèrent de l'occasion. Ces monnaies de diverse
valeur sous même titre faisaient naître des querelles sans nombre. On

ne s'entendait pas: c'était une Babel. La seule chose à quoi le peuple
s'accorda (voilà donc qu'il y a un peuple), ce fut à se révolter. Le roi
s'était sauvé au Temple. Ils l'y auraient suivi, si on ne les eût amusés en
chemin à piller la maison d'Étienne Barbet, un financier à qui l'on
attribuait l'altération des monnaies. L'émeute finit ainsi. Le roi fit
pendre des centaines d'hommes aux arbres des routes autour de Paris.
L'effroi le rapprocha des nobles. Il leur rendit le combat judiciaire,
autrement dit l'impunité. C'était une défaite pour le gouvernement royal.
Le roi des légistes abdiquait la loi, pour reconnaître les décisions de la
force. Triste et douteuse position, en législation comme en finances.
Repoussé de l'Église aux juifs, de ceux-ci aux communes, des
communes flamandes il retombait sur le clergé.
Le plus net des trésors de Philippe, son patrimoine à exploiter, le fonds
sur lequel il comptait, s'était son pape. S'il l'avait acheté, ce pape, s'il
l'engraissait de vols et de pillages, ce n'était point pour ne s'en pas
servir, mais bien pour en tirer parti, pour lui lever, comme le juif, une
livre de chair sur tel membre qu'il voudrait.
Il avait un moyen infaillible de presser et pressurer le pape, un
tout-puissant épouvantail, savoir, le procès de Boniface VIII. Ce qu'il
demandait à Clément, c'était précisément le suicide de la papauté. Si
Boniface était hérétique et faux pape, les cardinaux qu'il avait faits
étaient de faux cardinaux. Benoît XI et Clément, élus par eux, étaient à
leur tour faux papes et sans droit, et non-seulement eux, mais tous ceux
qu'ils avaient choisis ou confirmés dans les dignités ecclésiastiques;
non-seulement leurs choix, mais leurs actes de toute espèce. L'Église se
trouvait enlacée dans une illégalité sans fin. D'autre part, si Boniface
avait été vrai pape, comme tel il était infaillible, ses sentences
subsistaient, Philippe le Bel restait condamné.
À peine intronisé, Clément eût à entendre l'aigre et impérieuse requête
de Nogaret, qui lui enjoignait de poursuivre son prédécesseur. Le
marché à peine conclu, le Diable demandait son payement. Le servage
de l'homme vendu commençait; cette âme, une fois garrottée des liens
de l'injustice, ayant reçu le mors et le frein, devait être misérablement
chevauchée jusqu'à la damnation.

Plutôt que de tuer ainsi la papauté en droit, Clément avait mieux aimé
la livrer en fait. Il avait créé d'un coup douze cardinaux dévoués au roi,
les deux Colonna, et dix Français ou Gascons. Ces douze, joints à ce
qui restait des douze du même parti, dont on avait surpris la nomination
à Célestin, assuraient à jamais au roi l'élection des papes futurs.
Clément constituait ainsi la papauté entre les mains de Philippe;
concession énorme, et qui pourtant ne suffit point.
Il crut qu'il fléchirait son maître en faisant un pas de plus. Il révoqua
une bulle de Boniface, la bulle Clericis laïcos, qui fermait au roi la
bourse du clergé. La bulle Unam sanctam contenait l'expression de la
suprématie pontificale. Clément la sacrifia, et ce ne fut pas assez
encore.
Il était à Poitiers, inquiet et malade de corps et d'esprit. Philippe le Bel
vint l'y trouver avec de nouvelles exigences. Il lui fallait une grande
confiscation, celle du plus riche des ordres religieux, de l'ordre du
Temple. Le pape, serré entre deux périls, essaya de donner le change à
Philippe en le comblant de toutes les faveurs qui étaient au pouvoir du
saint-siége. Il aida son fils Louis Hutin à s'établir en Navarre; il déclara
son frère Charles de Valois chef de la croisade. Il tâcha enfin de
s'assurer la protection de la maison d'Anjou, déchargeant le roi de
Naples d'une dette énorme envers l'Église, canonisant un de ses fils,
adjugeant à l'autre le trône de Hongrie.
Philippe recevait toujours, mais il ne lâchait pas prise. Il entourait le
pape d'accusations contre le Temple. Il trouva dans la maison même de
Clément un Templier qui accusait l'ordre. En 1306, le roi voulant lui
envoyer des commissaires pour obtenir une décision, le malheureux
pape donne, pour ne pas le recevoir, la plus ridicule excuse: «De l'avis
des médecins, nous allons au commencement de septembre, prendre
quelques drogues préparatives, et ensuite une médecine qui, selon les
susdits médecins, doit, avec l'aide de Dieu, nous être fort utile[18].»
[Note 18: Baluze, Acta vet. ad Pap. Av., p. 75-6... «Quædam
præparatoria sumere, et postmodum purgationem accipere, quæ
secundum prædictorum physicorum judicium, auctore Domino, valde
utilis nobis erit.»]

Ces pitoyables tergiversations durèrent longtemps. Elles auraient duré
toujours, si le
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