Histoire de France 1305-1364 | Page 5

Jules Michelet
voyant ainsi tout à coup qu'il dépendait
entièrement du roi de le faire pape, se jeta, comme éperdu de joie, aux
pieds de Philippe, et dit: «Monseigneur, c'est à présent que je vois que
tu m'aimes plus qu'homme qui vive, et que tu veux me rendre le bien
pour le mal. Tu dois commander, moi obéir, et toujours j'y serai
disposé.» Le roi le releva, le baisa à la bouche, et lui dit: «Les six
grâces spéciales que je te demande sont les suivantes: La première, que
tu me réconcilies parfaitement avec l'Église, et me fasses pardonner le
méfait que j'ai commis en arrêtant le pape Boniface; la seconde, que tu
rendes la communion à moi et à tous les miens; la troisième, que tu

m'accordes les décimes du clergé dans mon royaume pour cinq ans,
afin d'aider aux dépenses faites en la guerre de Flandre; la quatrième,
que tu détruises et annules la mémoire du pape Boniface; la cinquième,
que tu rendes la dignité de cardinal à messer Jacobo et messer Piero de
la Colonne, que tu les remettes en leur état, et qu'avec eux tu fasses
cardinaux certains miens amis. Pour la sixième grâce et promesse, je
me réserve d'en parler en temps et lieu: car c'est chose grande et
secrète.» L'archevêque promit tout par serment sur le Corpus Domini,
et de plus il donna pour otages son frère et deux de ses neveux. Le roi,
de son côté, promit et jura qu'il le ferait élire pape[15].»
[Note 15: G. Villani, l. VIII, c. LXXX, p. 417.--L'opinion du temps est
bien représentée dans les vers burlesques cités par Walsingham:
Ecclesiæ navis titubat, regni quia clavis Errat, Rex, Papa, facti sunt una
cappa. Hoc faciunt do, des, Pilatus hic, alter Herodes.
Walsingh., p. 456, ann. 1306.]
Le pape de Philippe le Bel, avouant hautement sa dépendance, déclara
qu'il voulait être couronné à Lyon (14 nov. 1305). Ce couronnement,
qui commençait la captivité de l'Église, fût dignement solennisé. Au
moment où le cortége passait, un mur chargé de spectateurs s'écroule,
blesse le roi et tue le duc de Bretagne. Le pape fut renversé, la tiare
tomba. Huit jours après, dans un banquet du pape, ses gens et ceux des
cardinaux prennent querelle, un frère du pape est tué.
Cependant la honte du marché devenait publique. Clément payait
comptant. Il donnait en payement ce qui n'était pas à lui, en exigeant
des décimes du clergé: décimes au roi de France, décimes au comte de
Flandre pour qu'il s'acquitte envers le roi, décimes à Charles de Valois
pour une croisade contre l'empire grec. Le motif de la croisade était
étrange; ce pauvre empire, au dire du pape, était faible, et ne rassurait
pas assez la chrétienté contre les infidèles.
Clément, ayant payé, croyait être quitte et n'avoir plus qu'à jouir en
acquéreur et propriétaire, à user et abuser. Comme un baron faisait
chevauchée autour de sa terre pour exercer son droit de gîte et de

pourvoirie, Clément se mit à voyager à travers l'Église de France. De
Lyon, il s'achemina vers Bordeaux, mais par Mâcon, Bourges et
Limoges, afin de ravager plus de pays. Il allait, prenant et dévorant,
d'évêché en évêché, avec une armée de familiers et de serviteurs.
Partout où s'abattait cette nuée de sauterelles, la place restait nette.
Ancien archevêque de Bordeaux, le rancuneux pontife ôta à Bourges sa
primatie sur la capitale de la Guyenne. Il s'établit chez son ennemi,
l'archevêque de Bourges, comme un garnisaire ou mangeur d'office[16],
et il s'y hébergea de telle sorte, qu'il le laissa ruiné de fond en comble;
ce primat des Acquitaines serait mort de faim, s'il n'était venu à la
cathédrale, parmi ses chanoines, recevoir aux distributions
ecclésiastiques la portion congrue[17].
[Note 16: Ces mots sont synonymes dans la langue de ce temps.]
[Note 17: Contin. G. de Nangis.]
Dans les vols de Clément, le meilleur était pour une femme qui
rançonnait le pape, comme lui l'Église. C'était la véritable Jérusalem où
allait l'argent de la croisade. La belle Brunissen de Talleyrand de
Périgord lui coûtait, dit-on, plus que la Terre sainte.
Clément allait être bientôt cruellement troublé dans cette douce
jouissance des biens de l'Église. Les décimes en perspective ne
répondaient pas aux besoins actuels du fisc royal. Le pape gagna du
temps en lui donnant les juifs, en autorisant le roi à les saisir.
L'opération se fit en un même jour avec un secret et une promptitude
qui font honneur aux gens du roi. Pas un juif, dit-on, n'échappa. Non
content de vendre leurs biens, le roi se chargea de poursuivre leurs
débiteurs, déclarant que leurs écritures suffisaient pour titres de
créances, que l'écrit d'un juif faisait foi pour lui.
Le juif ne rendant pas assez, il retomba sur le chrétien. Il altéra encore
les monnaies, augmentant le titre et diminuant
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