Histoire de France 1305-1364 | Page 4

Jules Michelet
fisc qui veut sa moelle et son sang, et le
Diable qui veut son âme, il prendra le juif pour milieu.
Quand donc il avait épuisé sa dernière ressource, quand son lit était
vendu, quand sa femme et ses enfants, couchés à terre, tremblaient de
fièvre ou criaient du pain, alors, tête basse et plus courbé que s'il eût
porté sa charge de bois, il se dirigeait lentement vers l'odieuse maison,
et il y restait longtemps à la porte avant de frapper. Le juif ayant ouvert
avec précaution la petite grille, un dialogue s'engageait, étrange et
difficile. Que disait le chrétien? «Au nom de Dieu!--Le juif l'a tué, ton
Dieu!--Par pitié!--Quel chrétien a jamais eu pitié du juif? Ce ne sont
pas des mots qu'il faut. Il faut un gage.--Que peut donner celui qui n'a
rien? Le juif lui dira doucement: Mon ami, conformément aux
ordonnances du Roi, notre Sire, je ne prête ni sur habit sanglant, ni sur
fer de charrue... Non, pour gage, je ne veux que vous-même. Je ne suis
pas des vôtres, mon droit n'est pas le droit chrétien. C'est un droit plus
antique (in partes secanto). Votre chair répondra. Sang pour or, comme

vie pour vie. Une livre de votre chair, que je vais nourrir de mon argent,
une livre seulement de votre belle chair[13].» L'or que prête le
meurtrier du Fils de l'Homme, ne peut être qu'un or meurtrier, antidivin,
ou, comme on disait dans ce temps-là Anti-Christ[14]. Voilà l'or
Anti-Christ, comme Aristophane nous montrait tout à l'heure dans
Plutus l'Anti-Jupiter.
[Note 13: Shakespeare, The Merchant of Venice, acte I, sc. III: «Let the
forfeit be nominated for an equal pound of your fair flesh, to be cut and
taken, in what part of your body pleaseath me.»
Sir Thomas Mungo acquit à Calcutta, il y a trente ans, un ms. où se
trouve l'histoire originale de la livre de chair, etc. Seulement, au lieu
d'un chrétien, c'est un musulman que le juif veut dépecer. V. Asiatic
Journal.--Orig. du droit, l. IV, c. XIII; L'atrocité de la loi des Douze
Tables, déjà repoussée par les Romains eux-mêmes, ne pouvait, à plus
forte raison, prévaloir chez les nations chrétiennes. Voyez cependant le
droit norvégien. Grimm, 617.
Dans les traditions populaires, le juif stipule une livre de chair à couper
sur le corps de son débiteur, mais le juge le prévient que s'il coupe plus
ou moins, il sera lui-même mis à mort.--V. le Pecorone (écrit vers
1378), les Gesta Romanorum dans la forme allemande.--Voir aussi
mon Histoire romaine.]
[Note 14: J'insiste avec M. Beugnot sur ce point important: les juifs ne
connurent pas l'usure aux Xe et XIe siècles, c'est-à-dire aux époques où
on leur permit l'industrie (1860).]
* * * * *
Cet Anti-Christ, cet antidieu, doit dépouiller Dieu, c'est-à-dire l'Église;
l'église séculière, les prêtres, le Pape; l'église régulière, les moines, les
Templiers.
La mort scandaleusement prompte de Benoît XI fit tomber l'Église dans
la main de Philippe le Bel; elle le mit à même de faire un pape, de tirer
la papauté de Rome, de l'amener en France, pour, en cette geôle, la

faire travailler à son profit, lui dicter des bulles lucratives, exploiter
l'infaillibilité, constituer le Saint-Esprit comme scribe et percepteur
pour la maison de France.
Après la mort de Benoît, les cardinaux s'étaient enfermés en conclave à
Pérouse. Mais les deux partis, le français et l'antifrançais, se
balançaient si bien qu'il n'y avait pas moyen d'en finir. Les gens de la
ville, dans leur impatience, dans leur furie italienne de voir un pape fait
à Pérouse, n'y trouvèrent autre remède que d'affamer les cardinaux.
Ceux-ci convinrent qu'un des deux partis désignerait trois candidats, et
que l'autre parti choisirait. Ce fut au parti français à choisir, et il
désigna un Gascon, Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux.
Bertrand s'était montré jusque-là ennemi du roi, mais on savait qu'il
était avant tout ami de son intérêt, et l'on espérait bien le convertir.
Philippe, instruit par ses cardinaux et muni de leurs lettres, donne
rendez-vous au futur élu près de Saint-Jean-d'Angély, dans une forêt.
Bertrand y court plein d'espérance. Villani parle de cette entrevue
secrète, comme s'il y était. Il faut lire ce récit d'une maligne naïveté:
«Ils entendirent ensemble la messe, et se jurèrent le secret. Alors le roi
commença à parlementer en belles paroles, pour le réconcilier avec
Charles de Valois. Ensuite il lui dit: «Vois, archevêque, j'ai en mon
pouvoir de te faire pape, si je veux; c'est pour cela que je suis venu vers
toi; car, si tu me promets de me faire six grâces que je te demanderai, je
t'assurerai cette dignité, et voici qui te prouvera que j'en ai le pouvoir.»
Alors il lui montra les lettres et délégations de l'un et de l'autre collége.
Le Gascon, plein de convoitise,
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