Histoire de France 1305-1364 | Page 8

Jules Michelet
foi dans leur loyauté! Il leur était défendu d'accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.
Chacun désirait naturellement participer à de tels priviléges. Innocent III lui-même voulut être affilié à l'ordre; Philippe le Bel le demanda en vain.
Mais quand cet ordre n'e?t pas eu ces grands et magnifiques priviléges, on s'y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu dans les églises de l'ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y e?t pénétré, il n'en serait pas sorti.
La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l'église antique ne craignait pas d'entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d'abord comme un pécheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait, à l'exemple de saint Pierre; le reniement, dans cette pantomime, s'exprimait par un acte[21], cracher sur la croix. L'ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l'élever d'autant plus que sa chute était plus profonde. Ainsi dans la fête des fols ou idiots (fatuorum), l'homme offrait l'hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l'église qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un age prosa?que, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.
[Note 21: Voyez plus loin les motifs qui nous ont décidé à regarder ce point comme hors de doute.--Le XIVe siècle ne voyait probablement qu'une singularité suspecte dans la fidélité des Templiers aux anciennes traditions symboliques de l'église, par exemple dans leur prédilection pour le nombre trois. On interrogeait trois fois le récipiendaire avant de l'introduire dans le chapitre. Il demandait par trois fois le pain et l'eau, et la société de l'ordre. Il faisait trois voeux. Les chevaliers observaient trois grands je?nes. Ils communiaient trois fois l'an. L'aum?ne se faisait dans toutes les maisons de l'ordre trois fois la semaine. Chacun des chevaliers devait avoir trois chevaux. On leur disait la messe trois fois la semaine. Ils mangeaient de la viande trois jours de la semaine seulement. Dans les jours d'abstinence, on pouvait leur servir trois mets différents. Ils adoraient la croix solennellement à trois époques de l'année. Ils juraient de ne pas fuir en présence de trois ennemis. On flagellait par trois fois en plein chapitre ceux qui avaient mérité cette correction, etc., etc. Même remarque pour les accusations dont ils furent l'objet. On leur reprocha de renier trois fois, de cracher trois fois sur la croix. ?Ter abnegabant, et horribili crudelitate ter in faciem spuebant ejus.? Circul. de Philippe le Bel, du 14 septembre 1307. ?Et li fait renier par trois fois le prophète et par trois fois crachier sur la croix.? Instruct. de l'inquisiteur Guillaume de Paris. Rayn., p. 4.]
Elles avaient ici un autre danger. L'orgueil du Temple pouvait laisser dans ses formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu'au delà du christianisme vulgaire, l'ordre allait lui révéler une religion plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire. Ce nom du Temple n'était pas sacré pour les seuls chrétiens. S'il exprimait pour eux le Saint-Sépulcre, il rappelait aux juifs, aux musulmans, le temple de Salomon[22]. L'idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l'église, planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L'église datait, et le Temple ne datait pas. Contemporain de tous les ages, c'était comme un symbole de la perpétuité religieuse. Même après la ruine des Templiers, le Temple subsiste, au moins comme tradition, dans les enseignements d'une foule de sociétés secrètes, jusqu'aux Rose-Croix, jusqu'aux Francs-Ma?ons[23].
[Note 22: Dans quelques monuments anglais, l'ordre du Temple est appelé Militia Templi Salomonis. (Ms. Biblioth. Cottontan? et Bodleian?.) Ils sont aussi nommés Fratres militi? Salomonis, dans une charte de 1197. Ducange. Rayn., p. 2.]
[Note 23: Il est possible que les Templiers qui échappèrent se soient fondus dans des sociétés secrètes. En écosse, ils disparaissent tous, excepté deux. Or, on a remarqué que les plus secrets mystères de la franc-ma?onnerie sont réputés émanés d'écosse, et que les hauts grades y sont nommés écossais. V. Grouvelle et les écrivains qu'il a suivis, Munter, Moldenhawer, Nicola?., etc.]
L'église est la maison du Christ, le Temple celle du Saint-Esprit. Les gnostiques prenaient, pour leur grande fête, non pas No?l ou Paques, mais la Pentec?te, le jour où l'Esprit descendit. Jusqu'à quel point ces vieilles sectes subsistèrent-elles au moyen age? Les Templiers y furent-ils affiliés? De telles questions, malgré les ingénieuses conjectures des modernes, resteront toujours obscures dans l'insuffisance des monuments[24].
[Note 24: Voyez Hammer, Mémoire sur deux coffrets gnostiques, p. 7. V. aussi le mémoire du même dans les Mines
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