Histoire de France 1305-1364 | Page 9

Jules Michelet
d'Orient, et la réponse de M. Raynouard. (Michaud, Hist. des croisades, éd. 1828, t. V. p. 572.)]
Ces doctrines intérieures du Temple semblent tout à la fois vouloir se montrer et se cacher. On croit les reconna?tre, soit dans les emblèmes étranges, sculptés au portail de quelques églises, soit dans le dernier cycle épique du moyen age, dans ces po?mes où la chevalerie épurée n'est plus qu'une odyssée, un voyage héro?que et pieux à la recherche du Graal. On appelait ainsi la sainte coupe qui re?ut le sang du Sauveur. La simple vue de cette coupe prolonge la vie de cinq cents années. Les enfants seuls peuvent en approcher sans mourir. Autour du Temple qui la contient, veillent en armes les Templistes, ou chevaliers du Graal[25].
[Note 25: Voyez mon Histoire de France, t. III, chapitre VIII.]
Cette chevalerie plus qu'ecclésiastique, ce froid et trop pur idéal, qui fut la fin du moyen age et sa dernière rêverie, se trouvait, par sa hauteur même, étranger à toute réalité, inaccessible à toute pratique. Le templiste resta dans les po?mes, figure nuageuse et quasi-divine. Le Templier s'enfon?a dans la brutalité.
Je ne voudrais pas m'associer aux persécuteurs de ce grand ordre. L'ennemi des Templiers les a lavés sans le vouloir; les tortures par lesquelles il leur arracha de honteux aveux semblent une présomption d'innocence. On est tenté de ne pas croire des malheureux qui s'accusent dans les gênes. S'il y eut des souillures, on est tenté de ne plus les voir, effacées qu'elles furent dans la flamme des b?chers.
Il subsiste cependant de graves aveux, obtenus hors de la question et des tortures. Les points mêmes qui ne furent pas prouvés n'en sont pas moins vraisemblables pour qui conna?t la nature humaine, pour qui considère sérieusement la situation de l'ordre dans ces derniers temps.
Il était naturel que le relachement s'introduis?t parmi des moines guerriers, des cadets de la noblesse, qui couraient les aventures loin de la chrétienté, souvent loin des yeux de leurs chefs, entre les périls d'une guerre à mort et les tentations d'un climat br?lant, d'un pays d'esclaves, de la luxurieuse Syrie. L'orgueil et l'honneur les soutinrent tant qu'il y eut espoir pour la Terre sainte. Sachons-leur gré d'avoir résisté si longtemps, lorsqu'à chaque croisade leur attente était si tristement dé?ue, lorsque toute prédiction mentait, que les miracles promis s'ajournaient toujours. Il n'y avait pas de semaine que la cloche de Jérusalem ne sonnat l'apparition des Arabes dans la plaine désolée. C'était toujours aux Templiers, aux Hospitaliers à monter à cheval, à sortir des murs... Enfin ils perdirent Jérusalem, puis Saint-Jean-d'Acre. Soldats délaissés, sentinelles perdues, faut-il s'étonner si, au soir de cette bataille de deux siècles, les bras leur tombèrent?
La chute est grave après les grands efforts. L'ame montée si haut dans l'héro?sme et la sainteté tombe bien lourde en terre... Malade et aigrie, elle se plonge dans le mal avec une faim sauvage, comme pour se venger d'avoir cru.
Telle para?t avoir été la chute du Temple. Tout ce qu'il y avait eu de saint en l'ordre devint péché et souillure. Après avoir tendu de l'homme à Dieu, il tourna de Dieu[26] à la Bête. Les pieuses agapes, les fraternités héro?ques, couvrirent de sales amours de moines[27]. Ils cachèrent l'infamie en s'y mettant plus avant. Et l'orgueil y trouvait encore son compte; ce peuple éternel, sans famille ni génération charnelle, recruté par l'élection et l'esprit, faisait montre de son mépris pour la femme[28], se suffisant à lui-même et n'aimant rien hors de soi.
[Note 26: Sans parler de notre dicton populaire ?Boire comme un Templier,? les Anglais en avaient un autre: ?Dum erat juvenis s?cularis, omnes pueri clamabant publice et vulgariter unus ad alterum: Custodiatis vobis ab osculo Templariorum.? Conc. Britann.]
[Note 27: La règle austère que l'ordre re?ut à son origine semble à sa chute un acte d'accusation terrible: ?Domus hospitis non careat lumine, ne tenebrosus hostis... Vestiti autem camisiis dormiant, et cum femoralibus dormiant. Dormientibus itaque fratribus usque mane nunquam deerit lucerna...? Actes du concile de Troyes, 1128. Ap. Dup. Templ. 92-102.]
[Note 28: Voyez cependant Processus contra Templarios, ms. de la Biblioth. royale. Ce qu'on y lit dans les Articles de l'interrogatoire sur leurs relations avec les femmes (Item, les ma?tres fesoient frères et suers du Temple... Proc. ms. folio 10-11) doit s'entendre des affiliés de l'ordre; il y en avait des deux sexes (V. Dup. 99, 102), mais il ne me souvient pas d'avoir lu aucun aveu sur ce point, même dans les dépositions les plus contraires à l'ordre. Ils avouent plut?t une autre infamie bien plus honteuse (1837).--Depuis j'ai publié les deux premiers volumes des pièces du procès des Templiers, avec une introduction, 1841-1851. J'y renvoie le lecteur (1860).]
Comme ils se passaient de femmes, ils se passaient aussi de prêtres, péchant et se confessant entre eux[29]. Et ils se passèrent de Dieu encore.
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