sur le jardin du Luxembourg. Elle reçut Chevalier
avec bienveillance, lui sachant gré d'aimer Félicie et de n'être pas aimé
d'elle, et ignorant, par principe, qu'il eût été l'amant de sa fille. Elle le
fit asseoir près d'elle, dans la salle à manger où brûlait dans le poêle un
feu de coke. A la clarté de la lampe, des revolvers d'ordonnance, des
sabres avec la dragonne à glands d'or, luisaient sur le mur, autour d'une
cuirasse de femme, armée de rondelles de fer-blanc à l'endroit des seins,
pièce d'armure que, l'hiver précédent, Félicie, encore élève du
Conservatoire, avait portée pour représenter Jeanne d'Arc chez une
duchesse spirite. Veuve d'officier et mère d'actrice, madame Nanteuil,
de son vrai nom madame Nanteau, conservait ces trophées.
--Félicie n'est pas encore rentrée, monsieur Chevalier. Je ne l'attends
pas avant minuit. Elle est en scène jusqu'à la fin du spectacle.
--Je le sais: j'étais de la première pièce. J'ai quitté le théâtre après le
«un» de la Mère confidente.
--Oh! monsieur Chevalier, pourquoi n'êtes-vous pas resté jusqu'à la fin?
Ma fille aurait été bien contente si vous étiez resté. Quand on joue, on
aime à avoir des amis dans la salle.
Chevalier répondit d'une façon ambiguë:
--Oh! les amis, ce n'est pas ce qui manque.
--Vous vous trompez, monsieur Chevalier; les bons amis sont rares.
Madame Doulce était là, sans doute? A-t-elle été contente de Félicie?
Et elle ajouta très humblement:
--Je serais vraiment heureuse qu'elle eût du succès. Il est si difficile de
percer dans son état, quand on est seule, sans appui, sans protections!
Et elle a bien besoin de réussir, la pauvre petite!
Chevalier n'avait pas le coeur à s'apitoyer sur Félicie. Il dit
brusquement, en haussant les épaules:
--Ah! ne vous inquiétez donc pas. Elle réussira. Elle est comédienne
dans l'âme. Elle a le théâtre dans le corps. Elle l'a dans les jambes.
Madame Nanteuil sourit paisiblement:
--La pauvre enfant! Elles ne sont pas bien grosses, ses jambes. Félicie
n'a pas une mauvaise santé. Mais il ne faut pas qu'elle se fatigue. Elle a
souvent des vertiges, des migraines.
La bonne vint mettre sur la table un plat de charcuterie, une bouteille et
des assiettes.
Cependant Chevalier cherchait dans son esprit le moyen d'amener à
propos une question qu'il avait sur les lèvres depuis le bas de l'escalier.
Il voulait savoir si Félicie fréquentait encore Girmandel, dont il
n'entendait plus parler. Nous formons des souhaits proportionnés à
notre état. Maintenant, dans la misère de son existence, dans la détresse
de son coeur, il désirait ardemment que Félicie, qui ne l'aimait plus,
aimât Girmandel qu'elle aimait peu, et toute son espérance était que
Girmandel la gardât pour lui, la prît toute et ne laissât rien d'elle à
Robert de Ligny. L'idée que la jeune fille était avec Girmandel
soulageait sa jalousie, et il tremblait d'apprendre qu'elle avait quitté
l'huissier.
Certes, il ne se serait jamais permis d'interroger une mère sur les
amants de sa fille. Mais on pouvait parler de Girmandel à madame
Nanteuil, qui ne voyait rien que d'honorable dans ses relations de
famille avec l'officier ministériel, homme riche, marié et père de deux
filles charmantes. Il fallait seulement, pour amener le nom de l'huissier
dans la conversation, user d'un artifice. Chevalier en trouva un qui lui
parut ingénieux.
--A propos, dit-il, j'ai rencontré Girmandel en voiture.
Madame Nanteuil ne fit point de réponse.
--Il passait en fiacre sur le boulevard Saint-Michel. J'ai bien cru le
reconnaître. Je serais surpris si ce n'était pas lui.
Madame Nanteuil ne fit point de réponse.
--Sa barbe blonde, son visage rouge... Il est très reconnaissable,
Girmandel.
Madame Nanteuil ne fit point de réponse.
--Vous étiez très liées avec lui, dans le temps, vous et Félicie. Est-ce
que vous le voyez toujours?
Madame Nanteuil répondit mollement:
--Monsieur Girmandel? mais oui, nous le voyons toujours...
A cette parole, Chevalier ressentit presque de la joie. Mais elle l'avait
trompé; elle n'avait pas dit la vérité. Elle avait menti par amour-propre
et pour ne pas révéler un secret domestique, qu'elle ne jugeait point à
l'honneur de sa maison. Ce qui était vrai, c'est que, dans l'emportement
de son amour pour Ligny, Félicie avait plaqué Girmandel, et l'huissier,
qui pourtant était homme du monde, avait cessé net d'éclairer. Madame
Nanteuil, à son âge, avait repris un amant par amour maternel et pour
que sa fille ne fût pas dans le besoin. Elle avait renoué sa vieille liaison
avec Tony Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy. Tony
Meyer ne remplaçait pas avantageusement Girmandel: il donnait peu
d'argent. Madame Nanteuil, qui était sage et savait le prix des choses,
n'en murmurait pas, et elle était récompensée de son dévouement, car,
depuis six semaines qu'elle était aimée à nouveau, elle rajeunissait.
Chevalier, qui suivait son idée, demanda:
--Girmandel, il n'est plus
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