Histoire comique | Page 6

Anatole France
se rappelant qu'il l'avait tenue entre ses bras
dans sa mansarde de la rue des Martyrs, il pleura de douleur et de rage.
Ils s'étaient rencontrés, l'année précédente, dans une fête donnée sous le
patronage du député Lecureuil, au bénéfice des artistes pauvres du
neuvième arrondissement. Il avait rôdé autour d'elle, muet, affamé, les
dents longues et les yeux flamboyants. Et, durant quinze jours, il l'avait
poursuivie sans repos. Elle, froide et tranquille, avait semblé l'ignorer;
puis elle avait cédé tout d'un coup et si brusquement que, ce jour-là, en
la quittant, radieux et surpris encore, il lui avait dit une bêtise. Il lui
avait dit: «Moi, qui te croyais en porcelaine!...» Durant trois mois
entiers, il avait goûté des joies aiguës comme la douleur. Puis Félicie
était devenue fuyante, lointaine, étrangère. Maintenant, elle ne l'aimait
plus. Il en cherchait la raison sans pouvoir la trouver. Il souffrait de
n'être plus aimé; il souffrait plus encore d'être jaloux. Sans doute, aux
premières et belles heures de son amour, il n'avait pas ignoré que
Félicie eût un amant, Girmandel, huissier rue de Provence; et il en avait
été malheureux. Mais, ne le voyant jamais, il s'en faisait une idée si
confuse et si mal déterminée que sa jalousie se perdait dans le vague.
Félicie lui disait qu'avec Girmandel elle n'avait jamais pris aucune part
à ce qui se passait, ni même essayé de feindre; il la croyait. Et c'était
pour lui une vive satisfaction. Elle lui disait encore que depuis
longtemps, depuis des mois, Girmandel n'était pour elle qu'un ami, et il
la croyait. Enfin, il trompait l'huissier et sentait agréablement cet
avantage. Il avait appris aussi que Félicie, qui achevait sa seconde
année de Conservatoire, ne s'était pas refusée à son professeur. Mais la

peine qu'il en avait ressentie était adoucie par la considération d'un
usage auguste et séculaire. Maintenant, Robert de Ligny lui causait
d'intolérables souffrances. Depuis quelque temps, il le trouvait sans
cesse près d'elle. Qu'elle aimât Robert, il n'en pouvait douter. Et si
parfois il pensait qu'elle ne s'était pas encore donnée à cet homme,
c'était sans raison et seulement pour soulager de temps en temps sa
souffrance.
Des applaudissements réguliers éclatèrent au fond du théâtre et
quelques messieurs de l'orchestre, avec un léger murmure des lèvres,
battirent des mains lentement et sans bruit. Nanteuil venait de donner sa
dernière réplique à Jeanne Perrin.
--Brava! brava! Elle est délicieuse, cette petite, soupira madame
Doulce.
Dans sa jalouse rage, Chevalier fut mauvais camarade. Il posa un doigt
sur son front:
--Elle joue avec ça.
Puis, étendant la main sur son coeur:
--C'est avec ça qu'il faut jouer.
--Merci, mon ami, merci! murmura madame Doulce, reconnaissant
dans ces maximes sa louange manifeste.
Elle disait, en effet, qu'on ne joue bien qu'en jouant avec son coeur elle
professait que, pour exprimer fortement une passion, il faut l'éprouver,
et qu'il est nécessaire de sentir les impressions qu'on doit rendre. Elle se
donnait volontiers en exemple. Reine tragique, après avoir vidé sur la
scène une coupe de poison, elle avait eu toute la nuit les entrailles en
feu. Elle disait néanmoins: «L'art dramatique est un art d'imitation, et
l'on imite d'autant mieux un sentiment qu'on ne l'éprouve pas.» Et, pour
illustrer cette maxime, elle trouvait encore des exemples dans sa
carrière triomphale.

Elle poussa un long soupir:
--Cette petite est admirablement douée. Mais il faut la plaindre: elle
vient dans de mauvais jours. Il n'y a plus de public, plus de critique,
plus de pièces, plus de théâtres, plus d'artistes. C'est la décadence de
l'art.
Chevalier secoua la tête:
--Ne la plaignez pas: elle aura tout ce qu'on peut désirer, le succès, la
fortune. Elle est rosse. La rosserie mène à tout. Tandis que les gens de
coeur n'ont qu'à se mettre une pierre au cou et à se jeter dans la rivière.
Mais moi aussi, j'irai loin, moi aussi, je monterai haut. Moi aussi, je
serai rosse.
Il se leva et sortit sans attendre la fin du spectacle. Il ne remonta pas à
la loge de Félicie, de peur d'y rencontrer Ligny dont la vue lui était
insupportable, et parce que, de la sorte, il pouvait s'imaginer que Ligny
n'y était pas revenu.
Éprouvant un malaise physique à s'éloigner d'elle, il fit cinq ou six
tours sous les galeries éteintes et désertes de l'Odéon, descendit les
degrés dans la nuit et prit la rue de Médicis. Les cochers sommeillaient
sur leurs sièges, en attendant la fin du spectacle, et, sur la cime des
platanes, la lune courait dans les nuées. Gardant un reste d'espoir
absurde et doux, cette nuit-là comme les autres nuits, il allait attendre
Félicie chez sa mère.

III
Madame Nanteuil habitait avec sa fille, au cinquième étage d'une
maison du boulevard Saint-Michel, un petit appartement dont les
fenêtres s'ouvraient
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