Histoire comique | Page 4

Anatole France
cou, interrogea Trublet:
--Docteur, vous dites que mes vertiges viennent de l'estomac: vous êtes s?r?
Avant que Trublet e?t pu répondre, madame Doulce s'écria que les vertiges venaient toujours de l'estomac, et qu'elle avait au sien, deux ou trois heures après les repas, des gonflements douloureux. Puis, elle demanda un remède au docteur.
Cependant Félicie réfléchissait, car elle était capable de réflexion. Tout à coup:
--Docteur, je voudrais vous faire une question que vous trouverez peut-être dr?le... mais je voudrais bien savoir si, de conna?tre tout ce qu'il y a dans le corps, d'avoir vu toutes les affaires que nous avons au dedans de nous, ?a ne vous gêne pas, des moments, avec les femmes. Il me semble que, d'avoir l'idée de tout ?a, ?a devrait vous dégo?ter.
Trublet, du fond de ses coussins, envoya un baiser à Félicie:
--Ma chère enfant, il n'y a pas de plus fin, de plus riche, de plus beau tissu que la peau d'une jolie femme. C'est ce que je me disais à l'instant, en contemplant votre nuque, et vous concevez aisément que, sous cette impression...
Elle lui fit une grimace de guenon dédaigneuse.
--Croyez-vous que c'est spirituel, de répondre par des imbécillités à une question sérieuse?
--Eh bien, mademoiselle, puisque vous le voulez, je vais vous faire une réponse instructive. Il y a vingt ans, nous avions à l'h?pital Saint-Joseph, dans la salle d'autopsie, une vieux surveillant ivrogne, le père Rousseau, qui, tous les jours, à onze heures du matin, déjeunait au bord de la table sur laquelle le cadavre était étendu. Il déjeunait parce qu'il avait faim. Ceux qui ont faim, rien ne les empêche de manger, dès qu'ils ont de quoi. Seulement, le père Rousseau disait: ?Je ne sais pas si c'est l'air de la salle qui le veut, mais je ne peux rien manger que de frais et d'appétissant.?
--Je comprends, dit Félicie. Il vous faut des petites bouquetières... C'est défendu, vous savez... Mais vous êtes là assis comme un Turc, et vous ne m'avez pas écrit mon ordonnance.
Elle l'interrogea du regard.
--L'estomac, où est-ce au juste?
La porte était restée entr'ouverte. Un jeune homme très joli, très élégant, la poussa, et, après avoir fait deux pas dans la loge, demanda gentiment s'il pouvait entrer.
--Vous, dit Nanteuil.
Et elle lui tendit la main, qu'il baisa avec plaisir, correction et fatuité.
Il traita madame Doulce sans égards particuliers, et demanda:
--Comment vous portez-vous, docteur Socrate?
C'est ainsi qu'on appelait parfois Trublet, à cause de sa face camuse et de sa parole subtile.
Trublet, lui désignant Nanteuil:
--Monsieur de Ligny, voici une jeune personne qui ne sait pas précisément si elle a un estomac. La question est grave. Nous lui conseillons de s'en rapporter, pour la réponse, à la petite fille qui mangeait trop de confitures. Sa maman lui disait: ?Tu te feras mal à l'estomac.? Et elle répondit: ?C'est les dames qui ont des estomacs; les petites filles n'en n'ont pas.?
--Mon Dieu! que vous êtes bête, docteur! s'écria Nanteuil.
--Puissiez-vous dire vrai, mademoiselle. La bêtise, c'est l'aptitude au bonheur. C'est le souverain contentement. C'est le premier des biens dans une société policée.
--Vous êtes paradoxal, mon cher docteur, observa M. de Ligny. Mais je vous accorde qu'il vaut mieux être bête comme tout le monde que d'avoir de l'esprit comme personne.
--C'est vrai, ce qu'il dit là, Robert! s'écria Nanteuil, sincère et pénétrée.
Et elle ajouta, d'un ton méditatif:
--Il y a au moins une chose certaine, docteur. C'est que la bêtise empêche souvent de faire des bêtises. Je l'ai remarqué bien des fois. Hommes ou femmes, ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent le plus bêtement. Ainsi, il y a des femmes intelligentes qui sont stupides avec les hommes.
--Vous voulez dire celles qui ne peuvent pas s'en passer.
--On ne peut rien te cacher, mon petit Socrate.
--Ah! soupira la grande Doulce, quelle terrible servitude! Toute femme qui ne domine pas ses sens est perdue pour l'art.
Nanteuil haussa ses jolies épaules, encore un peu pointues de jeunesse:
--Oh! oh! la grande a?eule, n'essayez donc pas d'abrutir la petite classe. En voilà, des idées! De votre temps, est-ce que les comédiennes dominaient leurs... comment avez-vous dit ?a? Allons donc! elles les dominaient pas du tout.
S'apercevant que Nanteuil devenait orageuse, la grande Doulce se retira avec prudence et dignité. Et, dans le couloir, elle fit encore une recommandation:
--Ma mignonne, souviens-toi de jouer Angélique en bouton de rose. Le r?le l'exige.
Mais Nanteuil, agacée, ne l'écoutait pas.
--C'est vrai, dit-elle en s'asseyant devant sa toilette, elle me fait bouillir, la vieille Doulce, avec sa morale! Elle croit qu'on a oublié ses histoires? Elle se trompe. Madame Ravaud les raconte six fois par semaine. Tout le monde sait qu'elle avait réduit son musicien de mari à un tel état d'épuisement qu'un soir il tomba dans son cornet à piston. Et ses amants, des hommes superbes, demandez à Michon, en moins de deux ans elle en faisait des souffles, des ombres.
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