Histoire comique | Page 3

Anatole France
forts et moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, de manière qu'il n'eut plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la séparation des androgynes aiment les femmes; les femmes qui ont cette même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise quand vous voyez...
--C'est vous, docteur, qui avez imaginé cette histoire-là? demanda Nanteuil, en piquant une rose à son corsage.
Le docteur se défendit avec force d'en avoir rien inventé. Au contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie.
--Tant mieux! s'écria Nanteuil. Parce que je vais vous dire: Celui qui a trouvé ?a n'est pas malin.
--Il est mort, dit Trublet.
Nanteuil exprima de nouveau le dégo?t que lui inspirait sa partenaire; mais madame Doulce, qui était prudente et déjeunait quelquefois chez Jeanne Perrin, détourna la conversation.
--Enfin, mignonne, tu le tiens, le r?le d'Angélique. Seulement, rappelle-toi ce que je t'ai dit: il faut garder le geste un peu étroit, la taille un peu raide. C'est le secret des ingénues. Défie-toi de ta jolie souplesse naturelle. Les jeunes filles du répertoire doivent être un rien poupée. C'est de style. Le costume le veut. Vois-tu, Félicie, ce que tu dois observer avant tout, quand tu joues dans la Mère confidente, qui est une délicieuse pièce...
Félicie l'interrompit:
--Moi, vous savez, pourvu que j'aie un bon r?le, la pièce, je m'en fiche. Et puis, je n'aime pas bien Marivaux... Vous riez, docteur? Est-ce que j'ai fait une gaffe? Ce n'est pas de Marivaux, la Mère confidente?
--Mais si!
--Alors!... Vous cherchez toujours à m'embrouiller... Je disais que cette Angélique m'agace. Je voudrais quelque chose de plus étoffé, de plus en dehors... Ce soir, surtout, ce r?le m'horripile.
--C'est une raison de croire que tu le joueras très bien, ma mignonne, dit madame Doulce.
Et elle professa:
--Nous n'entrons jamais mieux dans nos r?les que lorsque nous y entrons de force et malgré nous. Je pourrais vous en citer de nombreux exemples. Et moi-même, dans la Vivandière d'Austerlitz, j'ai étonné la salle entière par l'accent de ma gaieté, au moment où l'on venait de m'annoncer que mon pauvre Doulce, si grand artiste et si bon mari, avait été foudroyé d'apoplexie, à l'orchestre de l'Opéra, en saisissant son cornet à piston.
--Pourquoi veut-on absolument que je ne sois qu'une ingénue? demanda Nanteuil, qui voulait être aussi une amoureuse, une grande coquette et jouer tous les r?les.
--Et cela se comprend, poursuivit obstinément madame Doulce. L'art de la comédie est un art d'imitation. Or, ce qu'on n'éprouve pas, on l'imite d'autant mieux.
--Ne vous faites pas d'illusions, mon enfant, dit le docteur à Félicie. Quand on est une ingénue, on le reste à jamais. On na?t Angélique ou Dorine, Célimène ou madame Pernelle. Au théatre, les unes ont toujours vingt ans, les autres toujours trente, les autres toujours soixante... Vous, mademoiselle Nanteuil, vous aurez toujours dix-huit ans et vous serez toujours une ingénue.
--Je suis très contente de mon emploi, répondit Nanteuil, mais vous ne pouvez pas exiger que j'interprète avec le même plaisir toutes les ingénues. Il y a un r?le, par exemple, que je voudrais bien jouer! C'est Agnès de l'école des femmes.
Au seul nom d'Agnès! le docteur, ravi, murmura dans ses coussins:
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde?
--Agnès, voilà un beau r?le! s'écria Nanteuil. Je l'ai demandé à Pradel.
Pradel, directeur du théatre, était un ancien comédien, avisé et bonhomme, dépouillé d'illusions et ne nourrissant point de trop hautes espérances. Il aimait la paix, les livres et les femmes. Nanteuil n'avait qu'à se louer de Pradel et elle parlait de lui sans malveillance, avec une honnête liberté.
--Il a été ignoble, il a été dégo?tant, infect, dit-elle; il m'a refusé le r?le d'Agnès pour le donner à Falempin. Il faut dire aussi que je ne lui avais pas demandé comme il fallait. Tandis que Falempin, elle sait la manière, elle! je vous en réponds. Mais ?a m'est égal: si Pradel ne me laisse pas jouer Agnès, je l'envoie promener, lui et son sale guignol!
Madame Doulce continua de prodiguer ses enseignements inécoutés. Comédienne de mérite, mais vieillie, usée, jamais plus engagée, elle donnait des conseils aux débutantes, leur écrivait leurs lettres, et gagnait ainsi l'unique repas qu'elle faisait presque chaque jour, le matin ou le soir.
Félicie, tandis que madame Michon lui nouait un velours noir autour du
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