Henriette | Page 5

Francois Coppée
garder près d'elle. Elle attira dans sa maison et re?ut avec bonté les camarades de son Armand, voulut lui donner plus de liberté. Mais loin d'en abuser, comme l'e?t fait tout autre adolescent, il redoublait d'assiduité, de touchantes attentions, Pendant plusieurs années, elle fut la plus heureuse des mères.
Un de ses très vifs plaisirs était de sortir à pied, dans Paris, au bras de son fils. Il finissait sa dernière année de collège, était devenu un svelte et charmant jeune homme, s'habillant bien, sans gaucherie. Quant à Mme Bernard, elle avait franchi victorieusement la trente-sixième année. Bien des têtes se retournaient sur leur passage; mais la belle veuve ne remarquait même pas que tous les hommes avaient encore pour elle un regard soudainement charmé, tout occupée qu'elle était de chercher, dans les yeux des femmes, un instant fixés sur son fils, ce sourire fugitif qui signifie clairement: ?Le joli gar?on!? Il ne paraissait pas y prendre garde, d'ailleurs, et c'était une douceur de plus pour cette mère, de se dire que son cher fils, si intelligent, si précoce, était en même temps si pur et ignorait à ce point sa beauté.
Elle y songeait bien quelquefois, à cette crise solennelle de la puberté, à cette redoutable métamorphose qui, de l'adolescent, fait un homme. Oui, un jour viendrait--jour maudit!--où son Armand aimerait une autre femme autrement et plus qu'elle. Cette pensée la faisait si douloureusement souffrir que, prise de lacheté, elle ne voulait pas s'y arrêter, la chassait de son esprit. A coup s?r,--mais plus tard, oh! bien plus tard,--quand Armand aurait fait son droit, entrepris une carrière, il se marierait. Cela, c'était tout naturel. Et alors elle serait raisonnable, l'aiderait à choisir une compagne qui p?t le rendre heureux. Mais la ma?tresse, la voleuse de jeunes coeurs, celle qui prend un fils à sa mère et le lui renvoie les sens troublés et les yeux meurtris, celle-là était, pour la Corse rancunière, pour la chaste veuve du débauché, pour la mère exigeante et jalousé, une ennemie d'avance exécrée, à laquelle elle ne pouvait penser sans serrer les dents et sans trembler de colère.

IV
Cette rivale future, Mme Bernard des Vignes l'introduisit elle-même dans sa maison, au moment où son fils, qui venait d'atteindre sa vingtième année, commen?ait ses études de droit.
Elle s'appelait Henriette Perrin et était une simple ouvrière en journées. Une amie de Mme Bernard, personne extrêmement charitable, lui avait chaudement recommandé cette jeune fille. A peine agée de dix-neuf ans, orpheline de père et de mère, elle n'avait pour vivre que son gain,--trois francs par jour et nourrie,--et trouvait encore moyen, avec d'aussi faibles ressources, d'aider une tante très agée chez qui elle demeurait. Mme Bernard fut séduite au premier abord par cette jolie enfant, si gracieuse, si décente, et s'habillant avec le go?t instinctif des fillettes de Paris, qui vous ont tout de suite l'air d'une dame dans une robe à vingt sous le mètre, chiffonnée de leurs mains industrieuses. L'ouvrière fut aussi prise en amitié par Léontine, la vieille femme de charge, qui fit sur elle, à sa ma?tresse, les rapports les plus favorables.
--Cette pauvre petite! disait-elle à Mme Bernard. ?a vous arrive à pied, du fond de Vaugirard, dès huit heures du matin, et à jeun encore. Je lui donne son café au lait, et bien vite elle s'installe au petit salon, dans l'embrasure de la fenêtre, tranquille comme Baptiste, sans faire plus de bruit qu'une souris. Ah! c'est mam'zelle Silencieuse! Toute la journée, elle tire son aiguille. Et je te couds, et je te couds... Jolie avec ?a. Madame a remarqué ses beaux cheveux blonds... Et une taille à tenir dans les deux mains... Comme Madame me l'a permis, je lui apporte ses repas sur un guéridon. Car Madame a bien raison: pour une jeunesse, ?a ne vaut rien, l'office et la société des domestiques. Elle mange très proprement, sans laisser tomber une miette de pain. Alors, des fois, nous faisons un bout de causette. Elle a bien du mal, allez! madame. Figurez-vous que, sans elle, sa tante serait, à l'heure qu'il est, avec les vieilles priseuses qu'on voit se chauffer au soleil, sur les bancs, devant la Salpêtrière. Si jeune, si courageuse, et des charges de famille! Si ?a ne fait pas pitié!
Mme Bernard reconnut bient?t par elle-même que la jeune ouvrière méritait réellement tout ces éloges, trouva toujours en elle un petit être doux, timide, laborieux, touchant, et, pour lui marquer son intérêt, lui assura trois journées de travail par semaine. Elle prit l'habitude, quand elle traversait le petit salon, de voir, près de la fenêtre, cette gentille tête blonde penchée sur son ouvrage, et elle s'arrêtait souvent pour adresser à Henriette quelques paroles encourageantes. Il y avait même apparemment un charme qui émanait de cette enfant, car lorsque Mme Bernard ne la voyait
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