Henriette | Page 4

Francois Coppée
Elle n'a qu'à dire un mot, ?restez?, et, dans un an, elle sera la femme d'un homme qu'elle estime, qui la consolera de toutes les misères du passé, qui sera paternel pour son cher Armand. Elle pourra conna?tre le bonheur, aimer, vivre!...
Mais la porte s'ouvre brusquement, une fra?che voix d'enfant crie: ?Bonjour, mère!? Mme Bernard tressaille. C'est son fils qui revient du collège, et qui, ayant jeté ses livres sur la table, lui saute joyeusement au cou.
--Bonjour, mon enfant, dit le colonel, voulez-vous me donner une poignée de main?
Armand conna?t à peine ce visiteur à l'air grave. Il est de nature un peu sauvage. Cependant, il touche la main qui lui est offerte, mais par obéissance polie, et dans ses grands yeux noirs passe un regard d'inquiétude, presque de soup?on. Mme Bernard a observé son fils. Elle voit combien cet homme et cet enfant sont étrangers l'un à l'autre, et, profondément remuée par l'admirable, par le tout puissant instinct maternel, elle rougit, elle sent à ses oreilles une chaleur de honte. A quoi pensait-elle donc tout à l'heure, grand Dieu?
Alors, se levant de son fauteuil, elle attire Armand tout près d'elle, pose avec un geste caressant, une de ses mains sur la tête de son fils, et, d'une voix calme, les yeux baissés, elle dit au colonel debout devant elle:
--Je vous dois une réponse, mon cher monsieur de Voris, et elle sera aussi loyale que votre demande. Je crois... oui, je crois que vous feriez mieux d'aller en Algérie.
Et ayant salué respectueusement, le colonel s'éloigne d'un pas ferme, comme un soldat à qui son chef a dit d'aller se faire tuer, et qui y va.
C'est décidé. La belle Mme Bernard des Vignes ne se remariera pas.

III
A partir de cette heure décisive, l'amour de la veuve pour son fils s'accrut en raison du sacrifice qu'elle lui avait fait, et devint encore plus passionné, presque jaloux. Elle ne pouvait plus se passer de la présence d'Armand. Elle avait besoin sinon de le tenir sous ses yeux, du moins de le savoir à la maison, tout près d'elle. Elle souffrait de ses absences, pourtant assez courtes, puisqu'il n'allait au lycée que pour en suivre les cours, et parfois, prise d'un impérieux désir de le revoir une demi-heure plus t?t, elle demandait sa voiture et se faisait conduire à la porte de Louis-le-Grand. Elle arrivait là bien en avance, s'impatientait, jetait sur la porte du lycée des regards d'amoureuse venue la première au rendez-vous. Enfin, elle entendait le roulement de tambour annon?ant la fin de la classe, et si l'enfant sortait un des derniers, elle en souffrait positivement, songeait presque à lui reprocher de ne pas avoir pressenti qu'elle était là. Vite, elle le faisait monter dans le coupé, l'étreignait pour le baiser au front, comme s'il f?t revenu d'un long voyage, et pendant tout le temps du retour le retenait ainsi contre elle, avec un geste d'avare.
Quelquefois Armand sortait du lycée, riant et causant avec un camarade, et Mme Bernard, soudain inquiétée, posait à son fils vingt questions pressantes: ?Comment s'appelle-t-il? Qui est-il? Que font ses parents? Veux-tu vraiment en faire ton ami??. Et si Armand, avec le facile enthousiasme de son age, parlait chaleureusement de son jeune condisciple, vantait son esprit ou sa bonté, Mme Bernard éprouvait une sensation pénible, se méfiait déjà de ce nouveau venu qui lui prenait un peu de son enfant. C'était injuste, elle le savait, elle s'en accusait. N'aurait-elle pas d? se réjouir, au contraire, qu'Armand f?t affectueux et cordial?
--Invite ce jeune homme à venir à la maison, disait-elle en faisant un effort. Je serai charmée de le recevoir.
Et, quand elle revoyait le camarade, elle tachait d'être très gracieuse, comme pour se punir de son mauvais sentiment. Mais elle y réussissait mal; c'était plus fort qu'elle; et elle ne retrouvait la possession d'elle-même que lorsque l'autre était parti et qu'elle avait de nouveau son fils tout entier, à elle toute seule.
Armand se rendait parfaitement compte de ce que la tendresse de sa mère avait d'exclusif et d'ombrageux. Car tout en lui, intelligence et sensibilité, s'était prématurément développé, et cela même à cause de l'éducation spéciale de son enfance, très solitaire, très caressée, dans la tiédeur des jupes maternelles. Il ne restait déjà plus, dans cette nature d'élite, aucun des instincts égo?stes, brutaux, ingrats, qui sont, hélas! naturels chez les très jeunes gens. Cet enfant extraordinaire, qui faisait des études excellentes et cueillait, en se jouant, tous les lauriers universitaires, comprit, excusa, admira le coeur maternel qui l'aimait d'un amour si aigu, jusqu'à la souffrance, et il n'y toucha que d'une main pieuse et légère, avec les délicatesses d'un homme fait.
Ce fut une immense joie pour Mme Bernard quand elle reconnut qu'elle était tant et si bien aimée. Alors elle se reprocha d'absorber son fils, de le trop
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