Henriette | Page 6

Francois Coppée
pas à sa place accoutumée, elle songeait, avec une nuance de regret:
--Tiens! ce n'est pas son jour.
C'était ainsi depuis quelques mois, quand Mme Bernard re?ut une lettre d'une orthographe incertaine et d'une écriture maladroite, par laquelle Henriette prenait congé d'elle, la remerciait de ses bontés et lui annon?ait qu'elle avait trouvé un emploi régulier chez une couturière en vogue.
--Cette petite aurait bien pu venir m'annoncer cela elle-même, se dit Mme Bernard, un peu choquée. Il me semble que j'ai été assez bonne pour elle... Après tout, le temps de ces gens-là est précieux. C'est leur gagne-pain. Tant mieux si elle a trouvé une bonne place.
Et elle n'y pensa plus.
Mais, quelques jours plus tard, étant entrée dans la chambre de son fils pour renouveler les fleurs des jardinières, elle vit une lettre tombée sur le tapis, la ramassa pour la poser sur le bureau, jeta machinalement un regard sur l'enveloppe, y lut le nom d'Armand Bernard et reconnut avec stupéfaction la calligraphie enfantine de l'ouvrière. Un soup?on soudain lui gla?a le coeur. Avait-elle ou non le droit de lire cette lettre? Elle ne s'arrêta pas même trois secondes devant ce scrupule. Il s'agissait de son fils, pour qui elle e?t commis un parjure, un meurtre, n'importe quel crime. Elle arracha vivement le papier de son enveloppe, le déplia, et ces mots lui éclaboussèrent et lui br?lèrent les yeux, comme un jet de vitriol.
?Mon Armand bien aimé, viens _m'attendre_ ce soir à la sortie du magasin. Nous passerons la _soirée_ ensemble.
Je t'adore,
HENRIETTE?
Congestionnée, foudroyée, une sensation de br?lure à la racine de chacun de ses cheveux, les genoux cassés par le choc de l'émotion, Mme Bernard tomba, s'écroula dans le fauteuil de travail de son fils.
Ainsi, ce qu'elle redoutait, ce qu'elle osait à peine prévoir,--et seulement dans un lointain avenir,--était un fait accompli. Son fils avait une ma?tresse. Et laquelle? La couturière de la maison! Pourquoi pas la bonne, la laveuse de vaisselle? Oui! son Armand que, la veille encore, elle croyait pur comme une primevère, son exquis et aristocratique enfant, pale et mince, ayant l'air d'un petit prince de sang royal, appartenait à cette gamine des faubourgs, à cette fille du ruisseau de Paris. Il l'aimait sans doute, et il avait peut-être couvert de baisers cette horrible lettre, qui était écrite comme une note de blanchisseuse. Et elle n'avait rien vu, elle ne s'était méfiée de rien! Oh! l'aveugle, la stupide!
Comment! c'était elle-même qui, par imbécile bonté, avait laissé pénétrer sous son toit, protégé cette dr?lesse? Mais voilà qui était plus fort. A présent, elle se rappelait avoir attiré l'attention d'Armand sur l'ouvrière, avoir parlé d'elle devant lui avec sympathie. Alors, c'était pour cela qu'elle avait consacré à Armand toutes les minutes de son existence, pour cela qu'elle avait supporté sans une plainte les longues années d'outrage et d'abandon de son mariage, pour cela qu'elle avait renoncé à l'espoir, à la certitude du bonheur en éloignant le colonel de Voris! C'était pour que cet enfant surveillé comme un trésor d'avare, soigné comme une fleur de serre, pour que ce chef-d'oeuvre maternel, sorti et créé de ses entrailles, de son dévouement, de son amour, dev?nt, en un instant, au premier appel du sexe, à la première poussée des sens, le régal d'une grisette, le caprice et l'amusement d'une fille! Et elle avait eu la na?veté, la bêtise de le croire meilleur, plus délicat que les autres hommes! Allons donc! Il l'avait bien dans les veines, le sang de son père, le sang de vice et de débauche qui donnait au gros Bernard des apoplexies de désir devant la pire des maritornes. Eh bien, là, vraiment! c'était du propre!
Brisée, navrée, un cloaque d'amertume et de dégo?t dans le coeur, Mme Bernard des Vignes restait assise, les yeux sur la fatale lettre, dans cette jolie chambre, où tout,--les meubles élégants, la lumière discrète, les livres bien reliés, jusqu'au fin parfum des menus objets en cuir de Vienne placés en ordre sur le bureau,--tout lui rappelait les habitudes raffinées, l'enfance pure et studieuse de son fils. Et cette lettre qu'elle tenait à la main, cette lettre pareille à un crapaud rencontré dans le sable ratissé d'un parc anglais, cette lettre qui puait le peuple, bousillée sur du papier acheté chez l'épicier, avec ses deux grossières fautes d'orthographe et sa vulgaire écriture d'enfant des écoles primaires, faisait monter une nausée aux lèvres de l'honnête femme.
Tout à coup, Armand entra, son portefeuille d'étudiant sous le bras, insoucieux, léger, une belle flamme de jeunesse dans les yeux, et, surpris de trouver sa mère chez lui:
--Tiens! tu es ici! s'écria-t-il joyeusement. Bonjour, maman.
Mais Mme Bernard s'était levée, raide, toute pale. Elle jeta la lettre d'Henriette sur le bureau, la montra à son fils d'un doigt frémissant; et, d'une voix qu'il ne lui connaissait pas, d'une voix sonnant le métal et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 30
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.