et, brusquement, tout son bonheur disparaissait comme un décor qu'on enlève. C'était l'absurde jalousie de son mari, l'exil en province, l'amer dégo?t de découvrir dans l'homme à qui elle avait lié sa vie un grossier viveur, bassement libertin, presque ivrogne. Sans son nouveau-né, sans ce fils qu'elle avait elle-même allaité et dont la venue lui avait empli de maternité le coeur et les entrailles, cette Corse, qui était bien de son pays, fière, chaste, vindicative, e?t certainement quitté son indigne époux. Elle se résignait pourtant, à cause de l'enfant. Mais de nouveaux malheurs venaient alors la frapper. L'Empire s'écroulait, son père mourait, tué raide d'un coup d'apoplexie par la nouvelle de la capitulation de Sedan. Enfin, après la guerre, son mari, élu député, la remenait à Paris... Et elle se rappelait les longues années d'ennui, de solitude, passées dans ce même boudoir, près de cette même fenêtre, devant ce fleuve qui coulait toujours, si lent, si monotone, comme sa vie!
Sans doute, elle avait son fils, qu'elle aimait d'une tendresse passionnée et qui, à treize ans, était déjà un compagnon pour elle, un petit homme. N'avait-elle pas vécu jusqu'alors pour lui seul? Eh bien, elle continuerait, voilà tout! Elle vieillirait auprès de lui, le marierait, deviendrait grand'mère. Son cher petit Armand! Elle l'attendait. Il allait revenir du lycée. Et elle s'attendrissait à la pensée qu'il entrerait tout à l'heure dans cette chambre, frêle en habits de deuil, qu'il se jetterait à son cou, qu'elle le baiserait longuement, ardemment, sur son front pale d'écolier laborieux, et qu'elle le retiendrait ainsi dans ses bras, le regardant avec amour bien au fond de ses profonds yeux noirs qu'il tenait d'elle, de ses yeux si lumineux, si purs, où br?lait une flamme de pensée.
Cependant un autre souvenir vient de traverser la rêverie de M me Bernard.
Elle songe maintenant au seul ami de son mari qui soit devenu le sien, au seul homme qui fasse s'émouvoir en elle une sympathie tendre.
Voilà plusieurs années que, tous les jeudis,--c'est son ?jour?,--vers les six heures, moment où elle n'est jamais seule, le colonel de Voris se présente chez elle, froid, correct, un peu raide même dans sa redingote militairement boutonnée, qu'il s'assied dans le cercle des dames, se mêle avec effort aux banalités de la conversation, refuse une tasse de thé et se retire, après une visite d'un quart d'heure. Il l'aime, elle en est certaine, et tant de respect, de timidité, la touche, surtout chez le héros de Saint-Privat, qui, ayant eu son cheval tué sous lui, avait ramassé un fusil de munition, comme Ney en Russie, et ramené au combat ses troupes débandées. Il l'aime! Au ?shake-hand? de l'adieu, elle a toujours senti trembler la main droite du colonel, cette main trouée d'un coup de lance allemande, que par pudeur de sa cicatrice il ne dégante presque jamais... Si elle voulait se remarier, pourtant? Cet homme d'honneur et de courage, ce paladin au coeur jeune et aux tempes grises, serait pour Armand un protecteur, un guide dans la vie, un nouveau et meilleur père.
Tandis que l'esprit de la veuve suit la pente de cet espoir, une douceur infinie se répand sur son beau visage. Qu'a-t-elle donc? Pourquoi son coeur bat-il plus fort et plus vite?
Tout à coup, un domestique annonce le colonel de Voris.
Assurément, il doit à M me Bernard une visite de sympathie, et sa qualité d'ancien ami lui permet de se présenter à un jour, à une heure quelconques. Mais pourquoi précisément aujourd'hui, pourquoi à ce moment où elle est avec lui en pensée? Cette complicité du hasard, n'est-ce pas étrange?
Et, en voyant entrer le colonel,--l'air toujours jeune, la taille mince, la moustache semblant très noire par le contraste des cheveux gris,--M me Bernard est toute troublée. Il s'approche, lui tend la main,--sa main mutilée sous le gant,--s'assied près d'elle; lui parle de son deuil.
--J'étais de coeur avec vous dans votre douleur, lui dit-il, vous n'en doutez pas.
Rien de plus sur ce pénible sujet. Il a la délicatesse de comprendre qu'elle serait choquée par des doléances hypocrites. Il s'informe alors d'Armand, et sa voix devient amicale quand il prononce le nom de l'enfant.
Mais comme l'entretien languit, coupé de silences:
--Je venais aussi, madame, dit le colonel avec un peu d'hésitation, vous demander un conseil.
--Un conseil? A moi?... Et lequel?
--Avant votre deuil, j'avais l'intention de retourner en Algérie. Je voulais m'éloigner, j'avais une peine intime... Or, à présent, le nouveau ministre de la guerre m'offre de faire partie de son état-major, de rester à Paris... Le chagrin qui me poussait à fuir n'existe plus, ou du moins il n'est plus sans espoir... J'hésite... Dois-je rester, ou partir? Je le demande simplement, franchement, à votre amitié.
Mme Bernard a compris. Sous cette forme à peine voilée, le colonel lui demande s'il peut attendre la récompense de sa silencieuse fidélité.
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