Henriette | Page 3

Francois Coppée
de dragons, l'eut fait valser trois fois de suite
au bal des Tuileries, tout le monde l'estima très heureuse de rencontrer
un parti de cent mille francs de rente.
Elle se mariait, sans entraînement, par raison, pour rassurer son père
inquiet de l'avenir; et, brusquement, tout son bonheur disparaissait
comme un décor qu'on enlève. C'était l'absurde jalousie de son mari,
l'exil en province, l'amer dégoût de découvrir dans l'homme à qui elle
avait lié sa vie un grossier viveur, bassement libertin, presque ivrogne.
Sans son nouveau-né, sans ce fils qu'elle avait elle-même allaité et dont
la venue lui avait empli de maternité le coeur et les entrailles, cette
Corse, qui était bien de son pays, fière, chaste, vindicative, eût
certainement quitté son indigne époux. Elle se résignait pourtant, à
cause de l'enfant. Mais de nouveaux malheurs venaient alors la frapper.
L'Empire s'écroulait, son père mourait, tué raide d'un coup d'apoplexie
par la nouvelle de la capitulation de Sedan. Enfin, après la guerre, son

mari, élu député, la remenait à Paris... Et elle se rappelait les longues
années d'ennui, de solitude, passées dans ce même boudoir, près de
cette même fenêtre, devant ce fleuve qui coulait toujours, si lent, si
monotone, comme sa vie!
Sans doute, elle avait son fils, qu'elle aimait d'une tendresse passionnée
et qui, à treize ans, était déjà un compagnon pour elle, un petit homme.
N'avait-elle pas vécu jusqu'alors pour lui seul? Eh bien, elle
continuerait, voilà tout! Elle vieillirait auprès de lui, le marierait,
deviendrait grand'mère. Son cher petit Armand! Elle l'attendait. Il allait
revenir du lycée. Et elle s'attendrissait à la pensée qu'il entrerait tout à
l'heure dans cette chambre, frêle en habits de deuil, qu'il se jetterait à
son cou, qu'elle le baiserait longuement, ardemment, sur son front pâle
d'écolier laborieux, et qu'elle le retiendrait ainsi dans ses bras, le
regardant avec amour bien au fond de ses profonds yeux noirs qu'il
tenait d'elle, de ses yeux si lumineux, si purs, où brûlait une flamme de
pensée.
Cependant un autre souvenir vient de traverser la rêverie de M me
Bernard.
Elle songe maintenant au seul ami de son mari qui soit devenu le sien,
au seul homme qui fasse s'émouvoir en elle une sympathie tendre.
Voilà plusieurs années que, tous les jeudis,--c'est son «jour»,--vers les
six heures, moment où elle n'est jamais seule, le colonel de Voris se
présente chez elle, froid, correct, un peu raide même dans sa redingote
militairement boutonnée, qu'il s'assied dans le cercle des dames, se
mêle avec effort aux banalités de la conversation, refuse une tasse de
thé et se retire, après une visite d'un quart d'heure. Il l'aime, elle en est
certaine, et tant de respect, de timidité, la touche, surtout chez le héros
de Saint-Privat, qui, ayant eu son cheval tué sous lui, avait ramassé un
fusil de munition, comme Ney en Russie, et ramené au combat ses
troupes débandées. Il l'aime! Au «shake-hand» de l'adieu, elle a
toujours senti trembler la main droite du colonel, cette main trouée d'un
coup de lance allemande, que par pudeur de sa cicatrice il ne dégante
presque jamais... Si elle voulait se remarier, pourtant? Cet homme
d'honneur et de courage, ce paladin au coeur jeune et aux tempes grises,

serait pour Armand un protecteur, un guide dans la vie, un nouveau et
meilleur père.
Tandis que l'esprit de la veuve suit la pente de cet espoir, une douceur
infinie se répand sur son beau visage. Qu'a-t-elle donc? Pourquoi son
coeur bat-il plus fort et plus vite?
Tout à coup, un domestique annonce le colonel de Voris.
Assurément, il doit à M me Bernard une visite de sympathie, et sa
qualité d'ancien ami lui permet de se présenter à un jour, à une heure
quelconques. Mais pourquoi précisément aujourd'hui, pourquoi à ce
moment où elle est avec lui en pensée? Cette complicité du hasard,
n'est-ce pas étrange?
Et, en voyant entrer le colonel,--l'air toujours jeune, la taille mince, la
moustache semblant très noire par le contraste des cheveux gris,--M me
Bernard est toute troublée. Il s'approche, lui tend la main,--sa main
mutilée sous le gant,--s'assied près d'elle; lui parle de son deuil.
--J'étais de coeur avec vous dans votre douleur, lui dit-il, vous n'en
doutez pas.
Rien de plus sur ce pénible sujet. Il a la délicatesse de comprendre
qu'elle serait choquée par des doléances hypocrites. Il s'informe alors
d'Armand, et sa voix devient amicale quand il prononce le nom de
l'enfant.
Mais comme l'entretien languit, coupé de silences:
--Je venais aussi, madame, dit le colonel avec un peu d'hésitation, vous
demander un conseil.
--Un conseil? A moi?... Et lequel?
--Avant votre deuil, j'avais l'intention de retourner en Algérie. Je
voulais m'éloigner, j'avais une peine intime... Or, à présent, le nouveau
ministre de la guerre m'offre de faire partie de son état-major, de
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