Henriette | Page 2

Francois Coppée

fière pour se plaindre, elle fuyait le monde, et, presque toujours seule
dans son vaste appartement du quai Malaquais, elle se consacrait tout
entière à son fils, qui suivait, comme externe, les cours du lycée
Louis-le-Grand et donnait déjà les signes d'une intelligence
singulièrement précoce. Elle était de ces mères qui apprennent le grec
et le latin pour corriger les devoirs de leur enfant et lui faire réciter ses
leçons. On parlait d'elle avec admiration; car les quelques femmes
admises dans son intimité, n'avaient aucun sujet de jalousie contre cette
beauté qui se cachait, beauté demeurée intacte cependant, sur laquelle
la trentaine avait mis la chaude pâleur d'un beau marbre et que le temps
ni le chagrin n'avaient marquée d'un seul coup d'ongle. Ce malheur,
subi avec tant de courage et de dignité, était cité partout comme un
exemple, et la médisance parisienne ne soulignait même pas d'un
sourire le nom du colonel de Voris, un camarade de promotion du mari,
dont le sentiment respectueux pour M me Bernard des Vignes osait à
peine se manifester par de timides visites.
Enfin, il était fini, le long supplice de cette pauvre femme. Bernard, le
gros Bernard, comme l'appelaient ses amis du club, n'avait pu résister à
sa dernière indigestion de truffes; et, sur le seuil de l'église, autour du
volumineux cercueil qu'attendait le fourgon des Pompes funèbres, on
formait le cercle, pour écouter les discours.
Mais, tandis que défilaient les mensonges oratoires, «bon Français,
intrépide soldat, patriote éclairé», tous ces mondains, importunés par ce

mort dont il était trop longtemps question, pensaient tout au plus--s'ils
pensaient à quelque chose--à la belle et riche veuve, enfin libre; et,
lorsque la cérémonie fut terminée et que l'assistance se dispersa, cette
phrase fut maintes fois prononcée dans les dialogues d'adieux:
--La belle madame Bernard se remariera avant un an d'ici...
Voulez-vous le parier?

II
Quelques semaines après l'enterrement, M me Bernard des Vignes, en
deuil, était assise devant son métier à tapisserie, près de la fenêtre de
son boudoir. Ses yeux absorbés, sans regard, erraient sur le paysage du
quai, si charmant par un beau jour. Mais elle ne voyait ni le ciel de
l'avant-printemps, d'un bleu si tendre, ni le fleuve en marche sillonné
par les joyeux bateaux et miroitant au soleil, ni la noble façade du
Louvre, ni le svelte bouquet d'arbres, au coin du Pont-Royal, où déjà
courait, dans les branches noires, comme une fumée de verdure.
S'abandonnant dans son fauteuil, accoudée, deux doigts sur la tempe, la
belle veuve, son buste de déesse étreint par la robe noire bien ajustée,
évoquait en une longue rêverie toute sa vie passée.
Elle se revoyait aux Tuileries, traversant pour la première fois, au bras
de son père, les salons magnifiques. Elle entendait derrière elle, dans le
sillage de sa robe de bal, un murmure d'admiration. Elle voyait sur le
visage de tous ceux qui la regardaient passer un demi-sourire, une
expression subitement heureuse, qui la remerciaient d'être si belle. Elle
le retrouvait, cet éclair des regards charmés, dans les yeux mêmes de
l'Empereur et de l'Impératrice, au moment de la présentation; et comme,
tout à coup, l'orchestre attaquait le brillant prélude d'une valse, il lui
semblait que cet air triomphal éclatait en son honneur.
Puis c'étaient plusieurs mois de fête, d'éblouissement. Elle
s'épanouissait, rose victorieuse, dans le groupe des jeunes filles de la
cour. Reine des amazones, à travers les taillis d'or et de flamme de la
forêt automnale, elle suivait au galop les chasses de Compiègne. Elle

était la célèbre M lle Bianca Antonini, et la souveraine, conquise par
cet effluve de sympathie, qui émane des êtres parfaitement beaux, ne
passait jamais devant elle sans lui adresser quelques paroles douces et
flatteuses, qu'elle écoutait les yeux baissés, avec une révérence confuse.
Mais voilà! pas de fortune. Point de dot, ou à peu près. Sans doute,
l'Empereur avait récompensé par un siège au Sénat les services du vieil
Antonini,--une de ces fidélités où se combinent l'instinct du caniche et
le fanatisme du mameluck, un de ces dévouements toujours prêts à se
jeter entre la poitrine du maître et le poignard des assassins. Mais,
excepté son traitement de sénateur, le vieux Corse ne possédait rien
qu'une maison en ruines et quelques hectares de maquis dans le
sauvage pays de Sartène.
D'une probité robuste, ce conspirateur, dont les yeux de bon chien et le
sourire attendri sous une rude et grise moustache de gendarme faisaient
plaisir à Napoléon III en lui rappelant sa jeunesse et ses mauvais jours,
cet ancien sous-officier, qui avait risqué, dans l'affaire de Strasbourg, le
conseil de guerre et les balles du peloton d'exécution pouvait montrer,
au milieu des tripotages de l'époque, des mains absolument pures. On
savait que M lle Antonini était pauvre. Aussi, lorsque Bernard des
Vignes, le beau lieutenant
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