dans une atmosphère chargée de
parfums, est aussi désagréable que dangereux. Tandis que la pratique
des autres arts fortifie, celle de la musique poussée à l'excès affaiblit.
Quand tu as modelé pendant deux ou trois heures dans l'atelier de
Casparis, tu sors de ce travail allègre et vaillante; quand, pendant deux
heures, tu as fait de la musique avec M. Nicétas, tu sors de cette séance
les nerfs tendus, l'esprit alangui, le coeur troublé. On dit et l'on répète
que la musique est le plus immatériel des arts; c'est le contraire qui est
vrai: il est le plus matériel de tous. Il semble qu'elle agisse à l'égard de
certaines parties de notre organisme en frappant dessus, comme les
marteaux dans un piano frappent sur les cordes. Nos cordes à nous, ce
sont les nerfs. Sous ces vibrations répétées, nos nerfs commencent par
se tendre, et quand ils ne cassent pas ils finissent par s'user. De là ces
virtuoses dévastés, détraqués, déséquilibrés que je pourrais te nommer,
si cela n'était inutile avec les exemples que tu as sous les yeux.
Trouves-tu que Nicétas, avec ses mouvements de hanneton épileptique,
ses yeux convulsionnés, ses grimaces, soit un être équilibré? Cependant
il est grand, fort, bien bâti, et a vingt-trois ans; il pourrait passer pour
un beau garçon, sans ces tics maladifs. Trouves-tu que son maître
Soupert, qui n'est qu'un paquet de nerfs, ne soit pas plus inquiétant
encore dans sa maigreur décharnée?
--Est-ce que vraiment je suis menacée de tout cela? demanda-t-elle
avec un demi-sourire.
--Je parle sérieusement, ma mignonne, et c'est sérieusement que je te
demande de comparer Soupert à Casparis, puisque ce sont les seuls
artistes que tu connaisses. Vois le statuaire superbe dans sa belle santé
physique et morale; et, d'autre part, vois le musicien maladif et
désordonné.
--Est-il donc certain que M. Casparis soit superbe par cela seul qu'il est
statuaire, et que M. Soupert soit maladif par cela seul qu'il est musicien;
leur nature n'est-elle pour rien dans leur état? En tout cas, comme vous
n'avez pas à craindre que j'approche jamais du talent de M. Soupert, ni
simplement de celui de M. Nicétas, j'échapperai sans doute à la
maigreur de l'un comme aux tics épileptiques de l'autre. Je ne suis pas
d'ailleurs la musicienne que vous imaginez, il s'en faut de beaucoup. Si
j'ai fait trop de musique, c'est que j'étais dans des conditions
particulières qui ont peut-être eu plus d'influence sur moi que mes
dispositions propres. J'aurais eu des frères, des soeurs, des camarades
pour jouer, que j'aurais probablement oublié mon piano bien souvent.
Vous savez que mes seules lectures ont été celles que lady Cappadoce
permettait, et ce que lady Cappadoce permet n'est pas très étendu. Je
n'ai jamais été au théâtre. Dans la musique seule, j'ai eu et j'ai liberté
complète. Voilà pourquoi je l'ai aimée; non seulement pour les
distractions présentes, pour les sensations qu'elle me donnait, mais
encore pour les ailes qu'elle mettait à mes rêveries... quelquefois
lourdes... et tristes.
Il lui prit la main et affectueusement, tendrement, il la lui serra:
--Pauvre enfant! dit-il.
--Je ne me plains pas, mon oncle, et si j'avais des plaintes à former, je
ne les adresserais certainement pas à vous, qui avez toujours été si bon
pour moi.
--Ce que tu dis des tristesses de tes années d'enfance, je me le suis dit
moi-même bien souvent, mais sans trouver le moyen de les adoucir.
C'est le malheur de ta destinée que tu sois restée orpheline si jeune,
sans frère, ni soeur, n'ayant pour proche parent qu'un oncle qui ne
pouvait être ni un père ni une mère pour toi! Heureusement ces
tristesses vont s'évanouir puisque te voilà au moment de faire ta vie et
de trouver dans celle que tu choisiras les affections et les tendresses qui
ont manqué à ton enfance.
--Vous voulez me marier? s'écria-t-elle.
--Non; je veux que tu te maries toi-même, et pour cela je demande qu'à
partir d'aujourd'hui, quand tu mettras comme tu dis des ailes à ta rêverie,
ce ne soit pas pour te perdre dans les fantaisies que la musique pouvait
suggérer à ton imagination enfantine, mais pour suivre les pensées
sérieuses que le mariage fait naître dans l'esprit et le coeur d'une fille de
dix-huit ans.
--Vous avez quelqu'un en vue?
--Oui.
--Quelqu'un qui m'a demandée?
--Non; mais quelqu'un qui serait heureux de devenir ton mari, je le sais.
--Qui, mon oncle, qui?
--Je ne veux pas prononcer de nom; si je t'en dis un, tu partiras
là-dessus, tu n'auras plus ta liberté; cherche dans notre monde qui tu
accepterais pour mari, et aussi qui peut prétendre à ta main; quelqu'un
que tu connais, au moins pour l'avoir vu; quand tu auras fait cet examen,
nous en reparlerons.
--Quel jour? demain?
--Non, non, pas demain?
--Alors, après-demain?
--Eh
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