chaque instant elle affirmait bien haut
«qu'elle n'était pas de la famille,» en réalité, elle estimait que Ghislaine
était sa fille. Ce n'est pas en gouvernante qu'elle l'avait élevée, c'était en
mère. Une Cappadoce n'est pas gouvernante. Si le malheur des temps
l'avait obligée, à la mort de son mari, officier dans l'armée anglaise, à
accepter de diriger l'éducation de cette enfant, elle n'avait pas pour cela
cessé d'être une lady, et c'était en lady qu'elle voulait être traitée, le
malheur n'avait point abattu sa fierté, au contraire; les Cappadoce
valaient bien les Chambrais sans doute, et même, en remontant dans les
âges, il était facile de prouver qu'ils valaient mieux.
Quand elle vit le comte et Ghislaine se diriger vers le jardin, elle fit
quelques pas en avant pour se rattacher à eux:
--Que faisons-nous ce soir? demanda-t-elle, restons-nous à Paris, ou
partons-nous pour Chambrais?
--Mon oncle, c'est à vous que la question s'adresse, dit Ghislaine; si
vous me faites le plaisir de rester à dîner je couche ici, sinon je retourne
à Chambrais.
Le comte parut embarrassé, Il y avait tant de tendresse dans l'accent de
ces quelques mots, qu'il comprit qu'il allait la peiner s'il n'acceptait pas
cette invitation; mais d'autre part il sentait que ce serait un si cruel
désappointement pour lui de ne pas rejoindre le duc de Charmont, qu'il
ne savait quel parti prendre.
--C'est que Charmont m'a demandé de dîner avec lui, dit-il enfin.
Le regard que sa nièce attacha sur lui l'arrêta.
--Je ne lui ai pas promis, reprit-il vivement, parce que je pensais bien
que tu voudrais me garder; et cependant il a beaucoup insisté, il s'agit
pour lui d'une décision grave à prendre.
--Il faut y aller, mon oncle.
--Si tu le veux....
--Nous partirons pour Chambrais à cinq heures, dit Ghislaine en se
tournant vers lady Cappadoce.
--Comme tu dois revenir à Paris très prochainement pour la reddition
du compte de tutelle, nous dînerons ensemble ce jour-là, je te le
promets.
Satisfait de cet arrangement qui, selon lui, conciliait tout, M. de
Chambrais passa son bras sous celui de sa nièce, et l'emmena dans le
jardin. Penché vers elle, en lui effleurant les cheveux de sa barbe à la
Henri IV qui commençait à grisonner, il avait l'air d'un grand frère qui
s'entretient avec sa petite soeur bien plus que d'un tuteur ou d'un oncle.
Et en réalité, c'était un frère qu'il avait toujours été pour elle, en frère
qu'il l'aimait, en frère qu'il l'avait toujours traitée sans pouvoir jamais
s'élever à la dignité d'oncle ou de tuteur. Tuteur, pouvait-on l'être quand
pour la jeunesse du corps, de l'esprit et du coeur on n'avait pas trente
ans? Il eût voulu jouer dans la vie les Bartolo, que pour son élégance et
sa désinvolture, pour sa souplesse, son entrain, on eût bien plutôt vu en
lui Almaviva, un peu marqué peut-être, mais à coup sûr un vainqueur.
--Et maintenant, mignonne, dit-il lorsqu'ils furent à l'abri des oreilles
curieuses, que comptes-tu faire?
--Comment cela, mon oncle?
--Je veux dire: maintenant que tu es émancipée, comment veux-tu
arranger ta vie?
--Est-ce que cette émancipation m'a métamorphosée d'un coup de
baguette magique?
--Certainement.
--Je suis autre aujourd'hui que je n'étais hier, cet après-midi que je
n'étais ce matin?
--Sans doute.
--Je ne le sens pas du tout, même quand vous me le dites.
--Tu as la volonté, la liberté; et je te demande comment tu veux en user.
--Mais simplement en continuant la semaine prochaine ce que j'ai fait la
semaine dernière: demain, M. Lavalette viendra à Chambrais et me fera
une conférence de littérature sur le Chatterton d'Alfred de Vigny;
après-demain, je viendrai à Paris et je travaillerai de une heure à trois,
dans l'atelier de M. Casparis, à mon groupe de chiens qui avance;
vendredi, c'est le jour de M. Nicétas; nous ferons de la musique
d'accompagnement.
--C'est le grand jour, celui-là; tu aimes mieux Mozart qu'Alfred de
Vigny, et M. Nicétas que M. Lavalette.
--Je vous assure que M. Lavalette est très intéressant, il sait tout et il
vous fait tout comprendre.
--Cependant tu préfères le jour de M. Nicétas.
--Je reconnais que la musique est ma grande joie.
--Pendant que j'ai encore une certaine autorité sur toi....
--Mais vous aurez toujours toute autorité sur moi, mon oncle.
--Enfin, laisse-moi te dire, ma chère enfant, que tu te donnes trop
entièrement à la musique. Plusieurs fois, je t'ai adressé des observations
à ce sujet. Aujourd'hui, j'y reviens et j'insiste, car tu m'inquiètes.
--Vous n'aimez pas la musique!
--Tu te trompes; j'aime la musique comme distraction, je ne l'aime pas
comme occupation, et ce que je te reproche, c'est de ne pas t'en tenir à
la simple distraction. Il en est d'elle comme des parfums; respirer un
parfum par hasard, est agréable; vivre
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.