qu'elle m'aime; mais enfin, vous me permettrez bien de m'aimer aussi
un peu, moi, et de penser à moi. C'est pour suivre ma fantaisie que je ne
me suis pas marié. Quand mon aîné a pris femme, je suis resté auprès
de notre mère aveugle, et pendant treize ans elle ne s'est pas un seul
jour appuyée sur un autre bras que le mien pour monter à sa chambre.
L'année même où nous l'avons perdue, cette enfant--il se tourna vers
Ghislaine--est devenue orpheline, et j'ai dû veiller sur elle. Aujourd'hui,
la voilà grande et, par le sérieux de l'esprit, la sagesse de la raison, la
droiture du coeur, en état de conduire sa vie; elle a dix huit ans, moi
j'en ai cinquante.... Il s'arrêta et se reprit--enfin j'en ai plus de cinquante,
il me reste peut-être cinq ou six années pour vivre de la vie que j'ai
toujours désirée...je vous demande de m'émanciper à mon tour; il n'en
est que temps.
--Je ferai remarquer à ces messieurs, dit le juge de paix, que M. le
comte de Chambrais, ayant été tuteur et ayant, en cette qualité, un
compte de tutelle à rendre, ne peut assister la mineure émancipée à la
reddition de ce compte en qualité de curateur, puisqu'il se contrôlerait
ainsi lui-même.
--Vous voyez, messieurs, s'écria M. de Chambrais triomphant.
--Mais, continua le juge de paix, si vous nommez un tuteur ad hoc à
l'effet de recevoir le compte de tutelle, vous pouvez, si telle est votre
intention, confier la curatelle à M. le comte de Chambrais.
--Vous voyez, s'écrièrent en même temps les cinq membres du conseil
de famille.
--Je vois que c'est odieux, que c'est une tyrannie sans nom.
--La mission du curateur ne consiste pas à agir pour le mineur
émancipé, dit le juge de paix d'un ton conciliant, mais seulement à
l'assister pour la bonne administration de sa fortune et dans quelques
autres actes.
--Mais comment voulez-vous que j'assiste utilement ma nièce dans
l'administration de sa fortune, quand j'ai si mal administré la mienne?
--En huit ans vous avez accru d'un quart celle de votre pupille.
Toutes les protestations de M. de Chambrais furent inutiles; malgré lui
et malgré tout, il fut nommé curateur.
Quand on sortit du cabinet du juge de paix, il resta en arrière avec le
duc de Charmont.
--Que faites-vous ce soir? demanda-t-il.
--Nous dînons avec des gueuses au café Anglais, et après nous allons à
la première des Bouffes.
--Si Ghislaine ne me retient pas à dîner, j'irai vous rejoindre; en tout cas,
gardez-moi une place dans votre loge.
II
Un haut mur, une grande porte, des branches au-dessus, c'est tout ce
qu'on voit de l'hôtel de Chambrais dans la rue Monsieur, où il a son
entrée; mais quand cette porte s'ouvre pour le passage d'une voiture, on
l'aperçoit dans sa belle ordonnance, au milieu de pelouses vallonnées
qui, entre des murailles garnies de lierres et masquées par des arbres à
haute tige, se prolongent jusqu'au boulevard des Invalides. Enveloppée
dans les jardins des couvents voisins, il semble que ce soit plutôt une
habitation de campagne que de ville, et ses deux étages en pierre jaune,
sans aucun ornement, élevés au-dessus d'un perron bas, ses persiennes
blanches; son toit d'ardoises à lucarnes toutes simples accentuent
encore ce caractère.
Évidemment, quand les Chambrais ont, au dix-huitième siècle,
abandonné leur vieil hôtel du quartier du Temple pour faire bâtir
celui-là, ils avaient en vue le confortable et l'agrément plus que la
richesse de l'architecture ou de la décoration, et leur but a été atteint: il
y a de plus belles, de plus somptueuses demeures dans ce quartier, il n'y
en a pas de mieux ensoleillée l'hiver et de plus discrètement ombragée
l'été, de plus agréable à habiter, avec de la lumière, de l'air, de l'espace,
de plus tranquille, où l'on soit mieux chez soi.
Quand Ghislaine et son oncle revinrent de la justice de paix, ils
n'entrèrent pas dans l'hôtel.
--Si nous faisions une promenade dans le jardin, proposa M. de
Chambrais.
Ghislaine savait ce que cela voulait dire; c'était le moyen que son oncle
employait lorsqu'il voulait l'entretenir en particulier, en se tenant à
distance de lady Cappadoce et de ses oreilles toujours aux aguets: le
temps était doux, le ciel radieux, le jardin se montrait tout lumineux et
tout parfumé des fleurs de mai avec les reflets rouges des
rhododendrons épanouis qui éclairaient les murs, les oiseaux chantaient
dans les massifs; ce désir de promenade devait donc paraître tout
naturel sans qu'on eût à lui chercher des explications de mystère ou de
secret, mais précisément rien ne paraissait naturel à la curiosité de lady
Cappadoce, et tout lui était mystères qu'elle voulait pénétrer.
Pourquoi se serait-on caché d'elle? Ne devait-elle pas connaître tout ce
qui touchait son élève? Si à
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