disons dette reconnue, continua le juge de paix en écrivant
quelques mots sur un bulletin imprimé. Quand paierez-vous ces
vingt-sept francs soixante qui, avec les quatre-vingt-dix centimes pour
avertissement, font vingt-huit francs cinquante?
--Aussitôt, que je pourrai, n'ayez crainte, nous sommes assez
malheureux de devoir.
--Il faut une date; quel délai demandez-vous?
--La fin du mois, dit le boucher, il y a assez longtemps que j'attends.
--Nous voilà dans la morte saison. Mon homme est à l'hôpital, il n'y a
que mon garçon et moi pour faire marcher notre boutique de reliure...
S'il y avait de l'ouvrage!
--Croyez-vous pouvoir payer cinq francs par mois régulièrement?
demanda le juge de paix.
--Je tâcherai.
--Il faut promettre et tenir votre promesse, ou bien vous serez
poursuivie.
--Je tâcherai; la bonne volonté ne manquera pas.
--C'est entendu, cinq francs par mois, allez.
Le boucher paraissait furieux, et la femme était épouvantée d'avoir à
trouver ces cinq francs tous les mois.
Mademoiselle de Chambrais, qui avait suivi cette scène sans en perdre
un mot, se leva et se dirigea vers la femme qui sortait:
--Envoyez, demain, à l'hôtel de Chambrais, rue Monsieur, lui dit-elle
vivement, on vous donnera une collection de musique à relier.
Et sans attendre une réponse, elle revint prendre sa place.
Libre enfin, le juge de paix s'excusait, en s'adressant à tous les membres
du conseil de famille, de les avoir fait attendre.
--C'est sur la demande de M. le comte de Chambrais, dit-il, que vous
êtes convoqués pour examiner la question de savoir s'il y a lieu
d'émanciper sa pupille, mademoiselle Ghislaine de Chambrais, qui
vient d'accomplir ses dix-huit ans, d'hier, si je ne me trompe?
--Parfaitement, répondit le comte de Chambrais.
Un sourire passa sur le visage de tous les membres du conseil, mais le
juge de paix garda sa gravité.
--C'est pour que vous voyiez vous-même que ma nièce est en état d'être
émancipée, continua M. de Chambrais, que je l'ai amenée.
--Je ne vois pas que mademoiselle de Chambrais ait l'air d'une
émancipée, dit le juge de paix en saluant.
C'était, en effet, une mignonne jeune fille, plutôt petite que grande, au
type un peu singulier, en quelque sorte indécis, où se lisait un mélange
de races, et dont le charme ne pouvait échapper même au premier coup
d'oeil. Ses cheveux, que la toque laissait passer en mèches sur le front,
derrière en chignon tordu à l'anglaise sur la nuque, étaient d'un noir
violent, mais leur ondulation et leurs frisures étaient si souples et si
légères que cette chevelure profonde, coiffée à la diable, avait des
douceurs veloutées qu'aucune teinte blonde n'aurait pu donner.
Bizarre aussi était le visage fin, enfantin et fier à la fois, à l'ovale
allongé, au nez pur, au teint ambré éclairé par d'étranges yeux gris
chatoyants, qui éveillaient la curiosité, tant ils étaient peu ceux qu'on
pouvait demander à cette figure moitié sévère, moitié mélancolique qui
ne riait que par le regard et d'un rire pétillant. Il n'y avait pas besoin de
la voir longtemps pour sentir qu'elle était pétrie d'une pâte spéciale et
pour se laisser pénétrer par la noblesse qui se dégageait d'elle. Sa bonne
grâce, sa simplicité de tenue ne pouvaient avoir d'égales, et dans son
costume en mousseline de laine gros bleu à pois blancs, avec son petit
paletot de drap mastic démodé dont la modestie voulue montrait un
mépris absolu pour la toilette, elle avait un air royal que l'être le plus
grossier aurait reconnu, et qui forçait le respect; et c'était précisément à
cet air que le juge de paix avait voulu rendre hommage, en vieux
galantin qu'il était.
--Au reste, c'est au conseil de se prononcer, dit-il.
--Nous sommes d'accord sur l'opportunité de cette émancipation,
répondit M. de Chambrais.
Les cinq membres du conseil firent un même signe affirmatif.
--Alors, je n'ai qu'à déclarer l'émancipation, continua le juge de paix, et
vous, messieurs, il ne vous reste plus qu'à nommer le curateur. Qui
choisissez-vous pour curateur?
Cinq bouches prononcèrent en même temps le même nom:
--Chambrais.
--Comment! moi! s'écria le comte, et pourquoi moi, je vous prie,
pourquoi pas l'un de vous?
--Parce que vous êtes l'oncle de Ghislaine.
--Parce que vous êtes son plus proche parent.
--Parce que vous avez été son tuteur.
--Parce que ses intérêts ne peuvent pas avoir un meilleur défenseur que
vous.
Ces quatre répliques étaient parties en même temps. Il allait leur
répondre, quand le vieux comte de La Roche-Odon, qui n'avait rien dit,
plaça aussi son mot:
--Parce que, depuis huit ans, vous avez été le meilleur des tuteurs, parce
que vous l'aimez comme une fille, parce qu'elle vous aime comme un
père.
M. de Chambrais resta bouche ouverte, et son visage exprima l'émotion
en même temps que la contrariété:
--Certainement, dit-il, j'aime Ghislaine, elle le sait, comme je sais
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