Ghislaine | Page 4

Hector Malot
les ages, il était facile de prouver qu'ils valaient mieux.
Quand elle vit le comte et Ghislaine se diriger vers le jardin, elle fit quelques pas en avant pour se rattacher à eux:
--Que faisons-nous ce soir? demanda-t-elle, restons-nous à Paris, ou partons-nous pour Chambrais?
--Mon oncle, c'est à vous que la question s'adresse, dit Ghislaine; si vous me faites le plaisir de rester à d?ner je couche ici, sinon je retourne à Chambrais.
Le comte parut embarrassé, Il y avait tant de tendresse dans l'accent de ces quelques mots, qu'il comprit qu'il allait la peiner s'il n'acceptait pas cette invitation; mais d'autre part il sentait que ce serait un si cruel désappointement pour lui de ne pas rejoindre le duc de Charmont, qu'il ne savait quel parti prendre.
--C'est que Charmont m'a demandé de d?ner avec lui, dit-il enfin.
Le regard que sa nièce attacha sur lui l'arrêta.
--Je ne lui ai pas promis, reprit-il vivement, parce que je pensais bien que tu voudrais me garder; et cependant il a beaucoup insisté, il s'agit pour lui d'une décision grave à prendre.
--Il faut y aller, mon oncle.
--Si tu le veux....
--Nous partirons pour Chambrais à cinq heures, dit Ghislaine en se tournant vers lady Cappadoce.
--Comme tu dois revenir à Paris très prochainement pour la reddition du compte de tutelle, nous d?nerons ensemble ce jour-là, je te le promets.
Satisfait de cet arrangement qui, selon lui, conciliait tout, M. de Chambrais passa son bras sous celui de sa nièce, et l'emmena dans le jardin. Penché vers elle, en lui effleurant les cheveux de sa barbe à la Henri IV qui commen?ait à grisonner, il avait l'air d'un grand frère qui s'entretient avec sa petite soeur bien plus que d'un tuteur ou d'un oncle. Et en réalité, c'était un frère qu'il avait toujours été pour elle, en frère qu'il l'aimait, en frère qu'il l'avait toujours traitée sans pouvoir jamais s'élever à la dignité d'oncle ou de tuteur. Tuteur, pouvait-on l'être quand pour la jeunesse du corps, de l'esprit et du coeur on n'avait pas trente ans? Il e?t voulu jouer dans la vie les Bartolo, que pour son élégance et sa désinvolture, pour sa souplesse, son entrain, on e?t bien plut?t vu en lui Almaviva, un peu marqué peut-être, mais à coup s?r un vainqueur.
--Et maintenant, mignonne, dit-il lorsqu'ils furent à l'abri des oreilles curieuses, que comptes-tu faire?
--Comment cela, mon oncle?
--Je veux dire: maintenant que tu es émancipée, comment veux-tu arranger ta vie?
--Est-ce que cette émancipation m'a métamorphosée d'un coup de baguette magique?
--Certainement.
--Je suis autre aujourd'hui que je n'étais hier, cet après-midi que je n'étais ce matin?
--Sans doute.
--Je ne le sens pas du tout, même quand vous me le dites.
--Tu as la volonté, la liberté; et je te demande comment tu veux en user.
--Mais simplement en continuant la semaine prochaine ce que j'ai fait la semaine dernière: demain, M. Lavalette viendra à Chambrais et me fera une conférence de littérature sur le Chatterton d'Alfred de Vigny; après-demain, je viendrai à Paris et je travaillerai de une heure à trois, dans l'atelier de M. Casparis, à mon groupe de chiens qui avance; vendredi, c'est le jour de M. Nicétas; nous ferons de la musique d'accompagnement.
--C'est le grand jour, celui-là; tu aimes mieux Mozart qu'Alfred de Vigny, et M. Nicétas que M. Lavalette.
--Je vous assure que M. Lavalette est très intéressant, il sait tout et il vous fait tout comprendre.
--Cependant tu préfères le jour de M. Nicétas.
--Je reconnais que la musique est ma grande joie.
--Pendant que j'ai encore une certaine autorité sur toi....
--Mais vous aurez toujours toute autorité sur moi, mon oncle.
--Enfin, laisse-moi te dire, ma chère enfant, que tu te donnes trop entièrement à la musique. Plusieurs fois, je t'ai adressé des observations à ce sujet. Aujourd'hui, j'y reviens et j'insiste, car tu m'inquiètes.
--Vous n'aimez pas la musique!
--Tu te trompes; j'aime la musique comme distraction, je ne l'aime pas comme occupation, et ce que je te reproche, c'est de ne pas t'en tenir à la simple distraction. Il en est d'elle comme des parfums; respirer un parfum par hasard, est agréable; vivre dans une atmosphère chargée de parfums, est aussi désagréable que dangereux. Tandis que la pratique des autres arts fortifie, celle de la musique poussée à l'excès affaiblit. Quand tu as modelé pendant deux ou trois heures dans l'atelier de Casparis, tu sors de ce travail allègre et vaillante; quand, pendant deux heures, tu as fait de la musique avec M. Nicétas, tu sors de cette séance les nerfs tendus, l'esprit alangui, le coeur troublé. On dit et l'on répète que la musique est le plus immatériel des arts; c'est le contraire qui est vrai: il est le plus matériel de tous. Il semble qu'elle agisse à l'égard de certaines parties de notre organisme en frappant dessus, comme les marteaux dans un piano frappent sur les cordes. Nos cordes à nous,
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