Ghislaine | Page 3

Hector Malot
orpheline, et j'ai d? veiller sur elle. Aujourd'hui, la voilà grande et, par le sérieux de l'esprit, la sagesse de la raison, la droiture du coeur, en état de conduire sa vie; elle a dix huit ans, moi j'en ai cinquante.... Il s'arrêta et se reprit--enfin j'en ai plus de cinquante, il me reste peut-être cinq ou six années pour vivre de la vie que j'ai toujours désirée...je vous demande de m'émanciper à mon tour; il n'en est que temps.
--Je ferai remarquer à ces messieurs, dit le juge de paix, que M. le comte de Chambrais, ayant été tuteur et ayant, en cette qualité, un compte de tutelle à rendre, ne peut assister la mineure émancipée à la reddition de ce compte en qualité de curateur, puisqu'il se contr?lerait ainsi lui-même.
--Vous voyez, messieurs, s'écria M. de Chambrais triomphant.
--Mais, continua le juge de paix, si vous nommez un tuteur ad hoc à l'effet de recevoir le compte de tutelle, vous pouvez, si telle est votre intention, confier la curatelle à M. le comte de Chambrais.
--Vous voyez, s'écrièrent en même temps les cinq membres du conseil de famille.
--Je vois que c'est odieux, que c'est une tyrannie sans nom.
--La mission du curateur ne consiste pas à agir pour le mineur émancipé, dit le juge de paix d'un ton conciliant, mais seulement à l'assister pour la bonne administration de sa fortune et dans quelques autres actes.
--Mais comment voulez-vous que j'assiste utilement ma nièce dans l'administration de sa fortune, quand j'ai si mal administré la mienne?
--En huit ans vous avez accru d'un quart celle de votre pupille.
Toutes les protestations de M. de Chambrais furent inutiles; malgré lui et malgré tout, il fut nommé curateur.
Quand on sortit du cabinet du juge de paix, il resta en arrière avec le duc de Charmont.
--Que faites-vous ce soir? demanda-t-il.
--Nous d?nons avec des gueuses au café Anglais, et après nous allons à la première des Bouffes.
--Si Ghislaine ne me retient pas à d?ner, j'irai vous rejoindre; en tout cas, gardez-moi une place dans votre loge.

II
Un haut mur, une grande porte, des branches au-dessus, c'est tout ce qu'on voit de l'h?tel de Chambrais dans la rue Monsieur, où il a son entrée; mais quand cette porte s'ouvre pour le passage d'une voiture, on l'aper?oit dans sa belle ordonnance, au milieu de pelouses vallonnées qui, entre des murailles garnies de lierres et masquées par des arbres à haute tige, se prolongent jusqu'au boulevard des Invalides. Enveloppée dans les jardins des couvents voisins, il semble que ce soit plut?t une habitation de campagne que de ville, et ses deux étages en pierre jaune, sans aucun ornement, élevés au-dessus d'un perron bas, ses persiennes blanches; son toit d'ardoises à lucarnes toutes simples accentuent encore ce caractère.
évidemment, quand les Chambrais ont, au dix-huitième siècle, abandonné leur vieil h?tel du quartier du Temple pour faire batir celui-là, ils avaient en vue le confortable et l'agrément plus que la richesse de l'architecture ou de la décoration, et leur but a été atteint: il y a de plus belles, de plus somptueuses demeures dans ce quartier, il n'y en a pas de mieux ensoleillée l'hiver et de plus discrètement ombragée l'été, de plus agréable à habiter, avec de la lumière, de l'air, de l'espace, de plus tranquille, où l'on soit mieux chez soi.
Quand Ghislaine et son oncle revinrent de la justice de paix, ils n'entrèrent pas dans l'h?tel.
--Si nous faisions une promenade dans le jardin, proposa M. de Chambrais.
Ghislaine savait ce que cela voulait dire; c'était le moyen que son oncle employait lorsqu'il voulait l'entretenir en particulier, en se tenant à distance de lady Cappadoce et de ses oreilles toujours aux aguets: le temps était doux, le ciel radieux, le jardin se montrait tout lumineux et tout parfumé des fleurs de mai avec les reflets rouges des rhododendrons épanouis qui éclairaient les murs, les oiseaux chantaient dans les massifs; ce désir de promenade devait donc para?tre tout naturel sans qu'on e?t à lui chercher des explications de mystère ou de secret, mais précisément rien ne paraissait naturel à la curiosité de lady Cappadoce, et tout lui était mystères qu'elle voulait pénétrer.
Pourquoi se serait-on caché d'elle? Ne devait-elle pas conna?tre tout ce qui touchait son élève? Si à chaque instant elle affirmait bien haut ?qu'elle n'était pas de la famille,? en réalité, elle estimait que Ghislaine était sa fille. Ce n'est pas en gouvernante qu'elle l'avait élevée, c'était en mère. Une Cappadoce n'est pas gouvernante. Si le malheur des temps l'avait obligée, à la mort de son mari, officier dans l'armée anglaise, à accepter de diriger l'éducation de cette enfant, elle n'avait pas pour cela cessé d'être une lady, et c'était en lady qu'elle voulait être traitée, le malheur n'avait point abattu sa fierté, au contraire; les Cappadoce valaient bien les Chambrais sans doute, et même, en remontant dans
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