Ghislaine | Page 5

Hector Malot
ce sont les nerfs. Sous ces vibrations répétées, nos nerfs commencent par se tendre, et quand ils ne cassent pas ils finissent par s'user. De là ces virtuoses dévastés, détraqués, déséquilibrés que je pourrais te nommer, si cela n'était inutile avec les exemples que tu as sous les yeux. Trouves-tu que Nicétas, avec ses mouvements de hanneton épileptique, ses yeux convulsionnés, ses grimaces, soit un être équilibré? Cependant il est grand, fort, bien bati, et a vingt-trois ans; il pourrait passer pour un beau gar?on, sans ces tics maladifs. Trouves-tu que son ma?tre Soupert, qui n'est qu'un paquet de nerfs, ne soit pas plus inquiétant encore dans sa maigreur décharnée?
--Est-ce que vraiment je suis menacée de tout cela? demanda-t-elle avec un demi-sourire.
--Je parle sérieusement, ma mignonne, et c'est sérieusement que je te demande de comparer Soupert à Casparis, puisque ce sont les seuls artistes que tu connaisses. Vois le statuaire superbe dans sa belle santé physique et morale; et, d'autre part, vois le musicien maladif et désordonné.
--Est-il donc certain que M. Casparis soit superbe par cela seul qu'il est statuaire, et que M. Soupert soit maladif par cela seul qu'il est musicien; leur nature n'est-elle pour rien dans leur état? En tout cas, comme vous n'avez pas à craindre que j'approche jamais du talent de M. Soupert, ni simplement de celui de M. Nicétas, j'échapperai sans doute à la maigreur de l'un comme aux tics épileptiques de l'autre. Je ne suis pas d'ailleurs la musicienne que vous imaginez, il s'en faut de beaucoup. Si j'ai fait trop de musique, c'est que j'étais dans des conditions particulières qui ont peut-être eu plus d'influence sur moi que mes dispositions propres. J'aurais eu des frères, des soeurs, des camarades pour jouer, que j'aurais probablement oublié mon piano bien souvent. Vous savez que mes seules lectures ont été celles que lady Cappadoce permettait, et ce que lady Cappadoce permet n'est pas très étendu. Je n'ai jamais été au théatre. Dans la musique seule, j'ai eu et j'ai liberté complète. Voilà pourquoi je l'ai aimée; non seulement pour les distractions présentes, pour les sensations qu'elle me donnait, mais encore pour les ailes qu'elle mettait à mes rêveries... quelquefois lourdes... et tristes.
Il lui prit la main et affectueusement, tendrement, il la lui serra:
--Pauvre enfant! dit-il.
--Je ne me plains pas, mon oncle, et si j'avais des plaintes à former, je ne les adresserais certainement pas à vous, qui avez toujours été si bon pour moi.
--Ce que tu dis des tristesses de tes années d'enfance, je me le suis dit moi-même bien souvent, mais sans trouver le moyen de les adoucir. C'est le malheur de ta destinée que tu sois restée orpheline si jeune, sans frère, ni soeur, n'ayant pour proche parent qu'un oncle qui ne pouvait être ni un père ni une mère pour toi! Heureusement ces tristesses vont s'évanouir puisque te voilà au moment de faire ta vie et de trouver dans celle que tu choisiras les affections et les tendresses qui ont manqué à ton enfance.
--Vous voulez me marier? s'écria-t-elle.
--Non; je veux que tu te maries toi-même, et pour cela je demande qu'à partir d'aujourd'hui, quand tu mettras comme tu dis des ailes à ta rêverie, ce ne soit pas pour te perdre dans les fantaisies que la musique pouvait suggérer à ton imagination enfantine, mais pour suivre les pensées sérieuses que le mariage fait na?tre dans l'esprit et le coeur d'une fille de dix-huit ans.
--Vous avez quelqu'un en vue?
--Oui.
--Quelqu'un qui m'a demandée?
--Non; mais quelqu'un qui serait heureux de devenir ton mari, je le sais.
--Qui, mon oncle, qui?
--Je ne veux pas prononcer de nom; si je t'en dis un, tu partiras là-dessus, tu n'auras plus ta liberté; cherche dans notre monde qui tu accepterais pour mari, et aussi qui peut prétendre à ta main; quelqu'un que tu connais, au moins pour l'avoir vu; quand tu auras fait cet examen, nous en reparlerons.
--Quel jour? demain?
--Non, non, pas demain?
--Alors, après-demain?
--Eh bien! oui, après-demain! tu viendras pour travailler avec Casparis, je d?nerai avec toi, et tu te confesseras. Je suis heureux de voir à ton impatience que tu n'es pas rétive à l'idée de mariage.

III
Malgré le trouble que lui avaient causé les paroles de son oncle, Ghislaine n'oublia pas la femme de la justice de paix; aussit?t que M. de Chambrais l'eut quittée, elle s'occupa à réunir tout ce qu'elle put trouver de musique non reliée.
Surprise de cet empressement, lady Cappadoce voulut savoir ce qu'elle faisait là, et Ghislaine le lui expliqua.
--Comment! s'écria le gouvernante, vous allez donner votre musique à relier à des gens qui n'ont pas de travail; mais s'ils n'ont pas de travail c'est qu'ils sont de mauvais ouvriers, et votre musique sera perdue. Croyez-moi, laissez une aum?ne si vous tenez à lui faire du bien.
--Elle ne demande pas l'aum?ne.
--Si elle est réduite à la
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