Gertrude et Veronique | Page 8

André Theuriet
un léger tremblement dans la voix; les demoiselles Pêche consentent à me prendre comme apprentie, et je dois être rendue à B... le 1er mars prochain... Ce soir je parlerai à ma tante.... Merci encore, Xavier!
Elle se retourna pour lui serrer la main, mais il s'était déjà enfoncé dans l'ombre du couloir, et elle l'entendit s'éloigner du c?té du jardin.
Lorsque toute la famille fut réunie pour le souper, et que Gaspard eut allumé la lampe, Gertrude alla s'asseoir près de madame de Mauprié et déplia silencieusement sa lettre. Au bruit du papier froissé, la veuve posa son tricot et dit à sa nièce en lui dardant un regard froid:
--Qu'y a-t-il, Gertrude, et que me veux-tu?
--Ma tante, commen?a la jeune fille d'une voix émue mais ferme, vous m'avez accueillie chez vous, et depuis cinq ans vous avez été pour moi une parente dévouée; je vous ai imposé de lourds sacrifices et je vous en serai toujours reconnaissante....
La veuve fron?a les sourcils, piqua une aiguille dans ses cheveux et s'écria d'une voix brève:
--?a, où veux-tu en venir?
--A vous annoncer, ma tante, que je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité: j'ai trouvé à B... une position convenable, et je viens vous demander la permission de l'accepter.
En même temps elle remit sa lettre à madame de Mauprié. En entendant ces dernières paroles, Gaspard avait relevé brusquement la tête; Honorine et Reine se regardaient et cherchaient tout bas qu'elle pouvait être cette position mystérieuse qui allait permettre à leur cousine de se produire à la ville.
?Cette chance-là ne m'arrivera jamais!? songeait Reine dépitée.--Xavier, les poings serrés sur les tempes, les lèvres froides, regardait la lettre, sa mère et Gertrude. Un silence profond remplissait la salle.
La veuve ajusta ses lunettes et lut lentement, puis, rejetant le papier avec dédain:
--Ainsi, dit-elle, tu veux te faire modiste!...
Modiste!... A ce mot, Honorine ébaucha un sourire de pitié et Reine poussa un soupir de soulagement; quant à Gaspard, il se remit à frotter son fusil et à siffler d'un air narquois.
--Oui, répondit Gertrude, je veux gagner ma vie honnêtement, et n'être à charge à personne.
Madame de Mauprié se mordit les lèvres.
--Tu as dix-neuf ans à peine, continua-t-elle, et je suis responsable de tes actes.... Est-il convenable que je te laisse aller à dix lieues d'ici, dans une boutique où tu seras en compagnie de filles de rien, et exposée à tous les dangers d'une situation pareille?
--Les demoiselles Pêche sont d'honnêtes filles; j'habiterai chez elles, et d'ailleurs je saurai me protéger moi-même.
--Et te payera-t-on suffisamment pour te faire vivre?
--On me donnera, pour commencer, le logement et la table, répondit Gertrude en rougissant; jusqu'à ce que je gagne davantage, je vous prierai de m'envoyer une partie de la rente de six cents francs qui me vient de ma mère.
--Et si nous refusons?... Car tu oublies que Gaspard est ton tuteur.
--Alors, répliqua-t-elle d'un ton ferme, je m'adresserai à mon oncle Renaudin, qui est mon subrogé-tuteur et qui me fera émanciper.
Gaspard se mit à rire bruyamment.
--Eh! s'écria-t-il, laissez-la donc aller, ma mère!... Le village n'est pas fait pour de pareilles duchesses. Il leur faut la ville pour étaler leurs graces et faire l'admiration des marjolets qui flanent le dimanche sur les promenades!... Toutes ces mijaurées-là s'imaginent qu'à la ville on trouve encore des rois qui épousent des bergères, et voici Reine qui grille d'envie, elle aussi, de tr?ner derrière un comptoir!
Reine se redressa comme une guêpe en colère et lan?a à son frère un regard furibond.
--Reine est trop bien née pour songer à devenir une fille de boutique, dit la veuve; elle n'oubliera jamais qu'elle est une Mauprié....
A ces mots Gertrude sentit le rouge lui monter au front. Elle fit quelques pas vers sa tante; ses yeux étincelaient et ses narines frémissaient.
--Madame, s'écria-t-elle d'une voix vibrante, c'est vous qui oubliez étrangement l'histoire de notre famille.... Vous parlez des Mauprié! Lorsque mes ancêtres vinrent en Argonne, ils étaient pauvres et ne crurent pas déroger en soufflant le verre.... J'entends agir comme eux et ne pense pas déchoir!...
Il y eut de nouveau un grand silence dans la salle. Gaspard regardait sa cousine d'un air ébaubi, et lorsqu'on se mit à table, Xavier serra fortement la main de Gertrude. Le souper fut maussade; Gertrude ne mangeait pas, Xavier était pensif et les autres ne disaient mot.
Lorsqu'on eut fini, madame de Mauprié retint légèrement par le bras sa nièce qui se disposait à se retirer.
--Quand comptez-vous nous quitter? lui demanda-t-elle.
--Je dois être au magasin le 1er mars, répondit la jeune fille, et je voudrais partir au moins la veille.
--Nous avons encore quatre jours jusqu'à la fin du mois, reprit froidement la veuve, je pense que vous les emploierez à réfléchir.... Bonsoir, ma nièce.
Elle s'apprêtait à lui tendre machinalement son front comme chaque soir, mais Gertrude se borna à la saluer et sortit sans ajouter une
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