la Vie des peintres de Vasari
au public français, de la traduire en se faisant aider par sa fille qui,
toute petite, avait entendu parler italien à la femme de chambre de sa
mère et retenu quelques mots. Il enfonça la jeune fille dans Vasari,
enferma son temps et sa pensée dans les grammaires, les dictionnaires,
les commentateurs, tous les scholiastes de l'art italien, la tint voûtée sur
l'ingrat travail, sur l'ennui et la fatigue de traduire des mots à tâtons.
Tout le livre retomba sur elle; quand il lui avait taillé sa besogne, la
laissant en tête à tête avec les volumes reliés en vélin blanc, il partait se
promener, rendait des visites aux environs, allait jouer dans un château
ou dîner chez les bourgeois de sa connaissance, auxquels il se plaignait
pathétiquement de l'effort et du labeur que lui coûtait l'énorme
entreprise de sa traduction. Il rentrait, écoutait la lecture du morceau
traduit, faisait ses observations, ses critiques, dérangeait une phrase
pour y mettre un contre-sens que sa fille ôtait quand il était parti; puis il
reprenait sa promenade, ses courses, comme un homme qui a bien
gagné sa journée, portant haut, marchant, son chapeau sous le bras, en
fins escarpins, jouissant de lui-même, du ciel, des arbres, du Dieu de
Rousseau, doux la nature et tendre aux plantes. De temps en temps des
impatiences d'enfant et de vieillard le prenaient: il voulait tant de pages
pour le lendemain, et il forçait sa fille à veiller une partie de la nuit.
Deux ou trois ans se passèrent dans ce travail, où finirent par s'abîmer
les yeux de Sempronie. Elle vivait ensevelie dans le Vasari de son père,
plus seule que jamais, éloignée par une native répugnance hautaine des
bourgeoises de l'Isle-Adam et de leurs façons à la Mme Angot, trop
misérablement vêtue pour aller dans les châteaux. Point de plaisir, point
d'amusement pour elle qui ne fût traversé et tourmenté par les
singularités et les taquineries de son père. Il arrachait les fleurs qu'elle
plantait en cachette dans le jardinet. Il n'y voulait que des légumes et
les cultivait lui-même en débitant de grandes théories utilitaires, des
arguments qui auraient pu servir à la Convention pour convertir les
Tuileries en champ de pommes de terre. Tout ce qu'elle avait de bon,
c'était de loin en loin une semaine pendant laquelle son père lui
accordait la permission de recevoir une de ses deux jeunes amies, une
semaine qui aurait été huit jours de paradis pour Sempronie, si son père
n'en avait empoisonné les joies, les distractions, les fêtes, avec ses
manies toujours menaçantes, ses humeurs toujours armées, des
difficultés à propos d'un rien, d'un flacon d'eau de Cologne que
Sempronie demandait pour la chambre de son amie, d'un entremets
pour son dîner, d'un endroit où elle voulait la mener.
À l'Isle-Adam, M. de Varandeuil avait pris une domestique qui presque
aussitôt était devenue sa maîtresse. De cette liaison un enfant était né
que le père, dans le cynisme de son insouciance, avait l'impudeur de
faire élever sous les yeux de sa fille. Avec les années, cette bonne avait
pris pied dans la maison. Elle finissait par gouverner l'intérieur, le père
et la fille. Un jour arriva où M. de Varandeuil voulut la faire asseoir à
sa table, et la faire servir par Sempronie. C'en était trop, Mlle de
Varandeuil se révolta sous l'outrage et se redressa de toute la hauteur de
son indignation. Sourdement, silencieusement, dans le malheur,
l'isolement, la dureté des choses et des gens autour d'elle, la jeune fille
s'était formée une âme droite et forte; les larmes l'avaient trempée au
lieu de l'amollir. Sous la docilité et l'humilité filiales, sous l'obéissance
passive, sous une douceur apparente, elle cachait un caractère de fer,
une volonté d'homme, un de ces coeurs que rien ne plie et qui ne
fléchissent pas. À la bassesse que son père exigeait d'elle, elle se releva
sa fille, ramassa toute sa vie, lui en jeta, en un flot de paroles, la honte
et le reproche à la face, et finit en lui disant que si cette femme ne
sortait pas de la maison le soir même, ce serait elle qui en sortirait, et
que, Dieu merci! elle ne serait pas embarrassée de vivre n'importe où,
avec les goûts simples qu'il lui avait donnés. Le père, stupéfait et tout
abasourdi de la révolte, cédait et renvoyait la domestique, mais il
gardait à sa fille une lâche rancune du sacrifice qu'elle lui avait arraché.
Son ressentiment se trahissait en mots aigres, en paroles agressives, en
remerciements ironiques, en sourires d'amertume. Sempronie le
soignait mieux, plus doucement, plus patiemment, pour toute
vengeance. Une dernière épreuve attendait son dévouement; le vieillard
était frappé d'une attaque d'apoplexie qui lui laissait tout un côté du
corps raidi et mort, une
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