jambe boiteuse, l'intelligence endormie avec la
conscience vivante de son malheur et de sa dépendance vis-à-vis de sa
fille. Alors, tout ce qu'il y avait de mauvais au fond de lui s'exaspéra et
se déchaîna. Il eut des férocités d'égoïsme. Sous le tourment de sa
souffrance et de sa faiblesse, il devint une espèce de fou méchant. Mlle
de Varandeuil voua ses jours et ses nuits à ce malade qui semblait lui
en vouloir de ses attentions, être humilié de ses soins comme d'une
générosité et d'un pardon, souffrir au fond de lui de voir toujours ses
côtés, infatigable et prévenante, cette figure du Devoir. Quelle vie
pourtant! Il fallait combattre l'incurable ennui du malheureux, être
toujours à lui tenir compagnie, le promener, le soutenir toute la journée.
Il fallait le faire jouer quand il était à la maison, et ne le faire ni trop
perdre ni trop gagner. Il fallait se disputer avec ses envies, ses
gourmandises, lui retirer les plats, essuyer pour tout ce qu'il voulait, des
plaintes, des reproches, des injures, des larmes, des désespoirs furieux,
les rages d'enfant colère qu'ont les vieux impotents. Et cela dura dix ans!
dix ans, pendant lesquels Mlle de Varandeuil n'eut d'autre récréation et
d'autre soulagement que de laisser aller les tendresses, les chaleurs
d'une affection maternelle, sur une de ses deux jeunes amies et parentes
nouvellement mariée, sa poule, comme elle l'appelait. Le bonheur de
Mlle de Varandeuil fut d'aller tous les quinze jours passer un peu de
temps dans l'heureux ménage. Elle embrassait dans son berceau le joli
enfant que le sommeil embrassait déjà; elle dînait au pas de course; au
dessert elle envoyait chercher une voiture, et se sauvait avec la hâte
d'un collégien en retard. Encore, aux dernières années de la vie de son
père, n'eut-elle plus la permission du dîner: le vieillard n'autorisait plus
une si longue absence et la retenait presque continuellement auprès de
lui, en lui répétant qu'il savait bien que ce n'était pas amusant de garder
un vieil infirme comme lui, mais qu'elle en serait bientôt débarrassée. Il
mourait en 1818, et ne trouvait, avant de mourir, que ces mots pour dire
adieu à celle qui avait été sa fille pendant quarante ans: «Va, je sais
bien que tu ne m'as jamais aimé!»
Deux ans avant la mort de son père, le frère de Sempronie était revenu
d'Amérique. Il en ramenait une femme de couleur qui l'avait soigné et
sauvé de la fièvre jaune, et deux filles déjà grandes qu'il avait eues de
cette femme avant de l'épouser. Tout en ayant les idées de l'ancien
régime sur les noirs, et quoiqu'elle regardât cette femme de couleur
sans instruction, avec son parler nègre, ses rires de bête, sa peau qui
graissait son linge, absolument comme une singesse, Mlle de
Varandeuil avait combattu l'horreur et la résistance de son père à
recevoir sa bru; et c'était elle qui l'avait décidé, dans les derniers jours
de sa vie, laisser son frère lui présenter sa femme. Son père mort, elle
songea que ce ménage était tout ce qui lui restait de famille.
M. de Varandeuil, auquel le comte d'Artois avait fait payer, à la rentrée
des Bourbons, les arrérages de sa place, laissait à peu près dix mille
livres de rentes à ses enfants. Le frère n'avait, avant cette succession,
qu'une pension de quinze cents francs des États-Unis. Mlle de
Varandeuil estima que cinq à six mille livres de rentes ne suffiraient
pas à l'aisance de ce ménage où il y avait deux enfants, et tout de suite
il lui vint la pensée de mettre là sa part de succession. Elle proposa cet
apport le plus naturellement et le plus simplement du monde. Son frère
accepta; et elle vint habiter avec lui un joli petit appartement du haut de
la rue de Clichy, au quatrième d'une des premières maisons bâties sur le
terrain, presque vague encore, où l'air de la campagne passait gaiement
à travers l'ébauche des constructions blanches. Elle continua là sa vie
modeste, ses toilettes humbles, ses habitudes d'épargne, contente de la
plus mauvaise chambre de l'appartement et ne dépensant pour elle pas
plus de dix-huit cents deux mille francs par an. Mais bientôt une sourde
jalousie, lentement couvée, perçait chez la mulâtresse. Elle prenait
ombrage de cette amitié du frère et de la soeur, qui semblait lui retirer
son mari des bras. Elle souffrait de cette communion que faisaient entre
eux la parole, l'esprit, le souvenir; elle souffrait de ces causeries
auxquelles elle ne pouvait se mêler, de ce qu'elle entendait dans leurs
voix sans le comprendre. Le sentiment de son infériorité lui mettait au
coeur les colères et le feu des haines qui brûlent sous le tropique. Elle
prit ses enfants pour se venger, les poussa, les excita, les aiguillonna
contre sa belle-soeur. Elle les
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