seulement à quarante ans qu'il la jugea assez grande
personne pour lui donner la permission de sortir seule. Ainsi nulle
amitié, nulle relation pour soutenir la jeune fille: elle n'avait plus même
à côté d'elle son jeune frère parti pour les États-Unis et engagé au
service de la marine américaine.
Le mariage lui était défendu par son père, qui n'admettait pas qu'elle eût
seulement l'idée de se marier, de l'abandonner: tous les partis qui
auraient pu se présenter, il les combattait et les repoussait d'avance, de
façon à ne pas même laisser à sa fille le courage de lui parler, si jamais
une occasion s'offrait à elle.
Cependant nos victoires étaient en train de déménager l'Italie. Les
chefs-d'oeuvre de Rome, de Florence, de Venise, se pressaient à Paris.
L'art italien effaçait tout. Les collectionneurs ne s'honoraient plus que
de tableaux de l'école italienne. L'occasion d'une fortune apparut là,
dans ce mouvement de goût, à M. de Varandeuil. Lui aussi avait été
pris de ce dilettantisme artistique qui fut une des délicates passions de
la noblesse avant la Révolution. Il avait vécu dans la société des artistes,
des curieux; il aimait les tableaux. Il songea à rassembler une galerie
d'italiens et à la vendre. Paris était encore plein des ventes et des
dispersions d'objets d'art faites par la Terreur. M. de Varandeuil se mit
à battre le pavé,--c'était alors le marché des grandes toiles,--et à chaque
pas il trouva; chaque jour, il acheta. Bientôt le petit appartement
s'encombra, à ne pas laisser la place aux meubles, de vieux tableaux
noirs si grands pour la plupart qu'ils ne pouvaient tenir aux murs avec
leurs cadres. Tout cela était baptisé Raphaël, Vinci, André del Sarte; ce
n'étaient que chefs-d'oeuvre devant lesquels le père tenait souvent sa
fille pendant des heures, lui imposait ses admirations, la lassait de ses
extases. Il montait d'épithètes en épithètes, se grisait, délirait, finissait
par croire qu'il était en marché avec un acheteur idéal, débattait le prix
du chef-d'oeuvre, criait:--Cent mille livres, mon Rosso! oui, monsieur,
cent mille livres!... Sa fille, effrayée de tout l'argent que ces grandes
vilaines choses, où étaient de grands affreux hommes tout nus,
prenaient au ménage, essayait des représentations, voulait arrêter cette
ruine: M. de Varandeuil s'emportait, s'indignait en homme honteux de
trouver si peu de goût dans son sang, lui disait que plus tard ce serait sa
fortune, qu'elle verrait s'il était un imbécile. À la fin, elle le décidait
réaliser. La vente eut lieu: ce fut un désastre, un des plus grands
écroulements d'illusions qu'ait vus la salle vitrée de l'hôtel Bullion.
Blessé à fond, furieux de cet échec qui n'était pas seulement une perte
d'argent, un accroc à sa petite fortune, mais une défaite du connaisseur,
un soufflet donné à ses connaissances sur la joue de ses Raphaël, M. de
Varandeuil déclara à sa fille qu'ils étaient désormais trop pauvres pour
rester à Paris et qu'il fallait aller vivre en province. Élevée et bercée par
un siècle qui formait peu les femmes l'amour de la campagne, Mlle de
Varandeuil essaya vainement de combattre la résolution de son père:
elle fut obligée de le suivre où il voulait aller et de perdre, en quittant
Paris, la société, l'amitié de deux jeunes parentes auxquelles, dans de
trop rares entrevues, elle s'était demi ouverte et dont elle avait senti le
coeur venir à elle comme à une soeur aînée.
C'était à l'Isle-Adam que M. de Varandeuil louait une petite maison. Il
se trouvait là près d'anciens souvenirs, dans l'air d'une ancienne petite
cour, à proximité de deux ou trois châteaux qui commençaient à se
repeupler et dont il connaissait les maîtres. Puis sur cette terre des
Conti était venu s'établir, depuis la Révolution, un petit monde de gros
bourgeois, de commerçants enrichis. Le nom de M. de Varandeuil
sonnait haut à l'oreille de tous ces braves gens. On le saluait très-bas,
on se disputait l'honneur de l'avoir, on écoutait respectueusement,
presque religieusement, les histoires qu'il contait de l'ancienne société.
Et flatté, caressé, honoré comme un reste de Versailles, il avait le haut
bout et la place d'un seigneur dans ce monde. Quand il dînait chez Mme
Mutel, une ancienne boulangère, riche de quarante mille livres de
rentes, la maîtresse de maison se levait de table, en robe de soie, pour
aller frire elle-même les salsifis: M. de Varandeuil ne les aimait que de
sa façon. Mais ce qui avait décidé avant tout la retraite de M. de
Varandeuil à l'Isle-Adam, ce n'étaient point ces agréments, c'était un
projet. Il y était venu chercher le loisir d'un grand travail. Ce qu'il
n'avait pu faire pour l'honneur et la gloire de l'art italien par sa
collection, il voulait le faire par l'histoire. Il avait appris un peu d'italien
avec sa femme; il se mit en tête de donner
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