Germinie Lacerteux | Page 6

Edmond de Goncourt
alors des combles de l'hôtel du Petit-Charolais et prenait un petit
appartement dans le Marais, rue du Chaume.
Du reste, rien n'était changé aux habitudes de l'intérieur. La fille
continuait à servir son père et son frère. M. de Varandeuil s'était peu à
peu accoutumé à ne plus voir en elle que la femme de son costume et
de l'ouvrage qu'elle faisait. Les yeux du père ne voulaient plus
reconnaître une fille sous l'habit et les basses occupations de cette
servante. Ce n'était plus quelqu'un de son sang, quelqu'un qui avait
l'honneur de lui appartenir: c'était une domestique qu'il avait là sous la
main; et son égoïsme se fortifiait si bien dans cette dureté et cette idée,
il trouvait tant de commodités à ce service filial, affectueux,
respectueux, et ne coûtant rien, qu'il eut toutes les peines du monde y
renoncer plus tard, quand un peu plus d'argent fit retour à la maison: il
fallut des batailles pour lui faire prendre une bonne qui remplaçât son
enfant et épargnât à la jeune fille les travaux les plus humiliants de la
domesticité.
On était sans nouvelles de Mme de Varandeuil, qui s'était refusée venir
retrouver son mari à Paris pendant les premières années de la
Révolution; bientôt l'on apprenait qu'elle s'était remariée en Allemagne,
en produisant comme l'acte de décès de son mari l'acte de décès de son
beau-frère guillotiné, dont le prénom avait été changé. La jeune fille
grandit donc, abandonnée, sans caresses, sans autre mère qu'une femme
morte à tous les siens et dont son père lui enseignait le mépris. Son
enfance s'était passée dans une anxiété de tous les instants, dans les
privations qui rognent la vie, dans la fatigue d'un travail épuisant ses
forces d'enfant malingre, dans une attente de la mort qui devenait à la
fin une impatience de mourir: il y avait eu des heures où la tentation
était venue à cette fille de treize ans de faire comme des femmes de ce
temps, d'ouvrir la porte de l'hôtel et de crier dans la rue: Vive le Roi!

pour en finir. Sa jeunesse continuait son enfance avec des ennuis moins
tragiques. Elle avait à subir les violences d'humeur, les exigences, les
âpretés, les tempêtes de son père, un peu matées et contenues jusque-là
par le grand orage du temps. Elle restait vouée aux fatigues et aux
humiliations d'une servante. Elle demeurait comprimée et rabaissée,
isolée auprès de son père, écartée de ses bras, de ses baisers, le coeur
gros et douloureux de vouloir aimer et de n'avoir rien à aimer. Elle
commençait à souffrir du vide et du froid que fait autour d'une femme
une jeunesse qui n'attire pas et ne séduit pas, une jeunesse déshéritée de
beauté et de grâce sympathique. Elle se voyait inspirer une espèce de
commisération avec son grand nez, son teint jaune, sa sécheresse, sa
maigreur. Elle se sentait laide et d'une laideur pauvre dans ses
misérables costumes, ses tristes robes de lainage qu'elle faisait
elle-même et dont son père lui payait l'étoffe en rechignant: elle ne put
obtenir de lui une petite pension pour sa toilette qu'à l'âge de trente-cinq
ans.
Que de tristesses, que d'amertumes, que de solitude pour elle, dans cette
vie avec ce vieillard morose, aigri, toujours grondant et bougonnant au
logis, n'ayant d'amabilité que pour le monde, et qui la laissait tous les
soirs pour aller dans les maisons rouvertes sous le Directoire et au
commencement de l'Empire! À peine s'il la sortait de loin en loin, et
quand il la sortait, c'était toujours pour la mener cet éternel Vaudeville
où il avait des loges. Encore sa fille avait-elle une terreur de ces sorties.
Elle tremblait tout le temps qu'elle était avec lui; elle avait peur de son
caractère si violent, du ton que ses colères avaient gardé de l'ancien
régime, de sa facilité à lever sa canne sur l'insolence de la canaille.
Presque chaque fois, c'étaient des scènes avec le contrôleur, des prises
de langue avec des gens du parterre, des menaces de coups de poing
qu'elle arrêtait en faisant tomber dessus la grille de la loge. Cela
continuait dans la rue, jusque dans le fiacre, avec le cocher qui ne
voulait pas rouler pour le prix de M. de Varandeuil, le laissait attendre
une heure, deux heures, sans marcher, parfois d'impatience dételait et le
laissait dans la voiture avec sa fille qui le suppliait vainement de céder
et de payer.
Jugeant que ces plaisirs devaient suffire à Sempronie, jaloux d'ailleurs

de l'avoir toute à lui et toujours sous la main, M. de Varandeuil ne la
laissait se lier avec personne. Il ne l'emmenait pas dans le monde; il ne
la menait chez leurs parents revenus de l'émigration qu'aux jours de
réception officielle et d'assemblée de famille. Il la tenait liée à la
maison: ce fut
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