Germinie Lacerteux | Page 5

Edmond de Goncourt
ces foucades qui
auraient échappé n'importe où à la fougue de son caractère. Puis il
reculait devant l'ennui et la dureté de la corvée. Le petit garçon était
encore trop petit, on l'eût écrasé: ce fut à la fille que revint la charge de
gagner chaque jour le pain des trois bouches. Elle le gagna. Son petit
corps maigre perdu dans un grand gilet de tricot à son père, un bonnet
de coton enfoncé jusqu'aux yeux, les membres serrés pour retenir un
reste de chaleur, elle attendait en grelottant, les yeux meurtris de froid,
au milieu des bousculades et des poussées, jusqu'au moment où la
boulangère de la rue des Francs-Bourgeois lui mettait dans les mains un
pain que ses petits doigts, raides d'onglée, avaient peine à saisir. À la
fin, cette pauvre petite fille qui revenait tous les jours, avec sa figure de
souffrance et sa maigreur qui tremblait, apitoyait la boulangère. Avec la
bonté d'un coeur de peuple, aussitôt que la petite apparaissait dans la
longue queue, elle lui envoyait par son garçon le pain qu'elle venait
chercher. Mais un jour, comme la petite allait le prendre, une femme
jalouse du passe-droit et de la préférence donnait à l'enfant un coup de
sabot qui la retint près d'un mois au lit: Mlle de Varandeuil en porta la
marque toute sa vie.
Pendant ce mois, la famille fût morte de faim, sans une provision de riz
qu'avait eue la bonne idée de faire une de leurs connaissances, la
comtesse d'Auteuil, et qu'elle voulut bien partager avec le père et les
deux enfants.
M. de Varandeuil se sauvait ainsi du Tribunal révolutionnaire, par
l'obscurité d'une vie enterrée. Il y échappait encore par les comptes de
sa place qu'il devait rendre, et qu'il avait eu le bonheur de faire ajourner
et remettre de mois en mois. Puis aussi, il repoussait la suspicion par
des animosités personnelles contre de grands personnages de la cour,

par des haines que beaucoup de serviteurs de princes avaient puisées
auprès des frères du Roi contre la Reine. Toutes les fois qu'il avait eu
occasion de parler de la malheureuse femme, il avait eu des paroles
violentes, amères, injurieuses, d'un accent si passionné et si sincère
qu'elles lui avaient presque donné l'apparence d'un ennemi de la
royauté; en sorte que ceux pour lesquels il n'était que le citoyen Roulot
le regardaient comme un patriote, et que ceux qui le connaissaient sous
son ancien nom, l'excusaient presque d'avoir été ce qu'il avait été: un
noble, l'ami d'un prince du sang, et un homme en place.
La République en était aux soupers patriotiques, à ces repas de toute
une rue dans la rue, dont Mlle de Varandeuil, dans ses souvenirs
brouillés qui mêlaient leurs terreurs, voyait les tables rue Pavée, le pied
dans le ruisseau de sang de Septembre sorti de la Force! Ce fut un de
ces soupers que M. de Varandeuil eut une invention qui acheva de lui
assurer la vie sauve. Il raconta à deux de ses voisins de table, chauds
patriotes, dont l'un était lié avec Chaumette, qu'il se trouvait dans un
grand embarras, que sa fille n'avait été qu'ondoyée, qu'elle manquait
d'état civil, qu'il serait bien heureux si Chaumette voulait la faire
inscrire sur les registres de la municipalité et l'honorer d'un nom choisi
par lui dans le calendrier républicain de la Grèce ou de Rome.
Chaumette fixait bientôt un rendez-vous à ce père qui était «si bien à la
hauteur,» comme on disait alors. Séance tenante, on faisait entrer Mlle
de Varandeuil dans un cabinet où elle trouvait deux matrones chargées
de s'assurer de son sexe, et auxquelles elle montrait sa poitrine. On la
ramenait alors dans la grande salle des Déclarations, et là, après une
allocution métaphorique, Chaumette la baptisait _Sempronie_; un nom
que l'habitude devait conserver à Mlle de Varandeuil et qu'elle ne quitta
plus.
Un peu couverte et rassurée par là, la famille traversa les terribles jours
qui précédèrent la chute de Robespierre. Enfin arrivait le 9 Thermidor
et la délivrance. Mais la pauvreté restait grande et pressante au logis.
On n'avait vécu tout ce dur temps de la Révolution, on n'allait vivre
tout le misérable temps du Directoire qu'avec une ressource bien
inattendue, un argent de Providence envoyé par la Folie. Les deux
enfants et le père n'avaient guère subsisté qu'avec le revenu de quatre

actions du Vaudeville, un placement que M. de Varandeuil avait eu
l'inspiration de faire en 1791 et qui se trouva être la meilleure affaire de
ces années de mort où l'on avait besoin d'oublier la mort tous les soirs,
de ces jours suprêmes où chacun voulait rire de son dernier rire à la
dernière chanson. Bientôt ces actions, se joignant au recouvrement de
quelques créances, donnèrent mieux que du pain à la famille. La famille
sortait
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