Germinie Lacerteux | Page 4

Edmond de Goncourt
on écrivit à ma soeur de Paris, que si elle ne me faisait pas
venir auprès d'elle, je pourrais bien ne pas faire de vieux os... Le fait
que j'étais comme de la cire... On me recommanda au conducteur d'une
petite voiture qui allait tous les mois de Langres à Paris; et voilà
comme je suis venue à Paris. J'avais alors quatorze ans... Je me rappelle
que, pendant tout le voyage, je couchai tout habillée, parce que l'on me
faisait coucher dans la chambre commune. En arrivant j'étais couverte
de poux...

II.
La vieille femme resta silencieuse: elle comparait sa vie à celle de sa
bonne.
Mlle de Varandeuil était née en 1782. Elle naissait dans un hôtel de la
rue Royale, et Mesdames de France la tenaient sur les fonts baptismaux.
Son père était de l'intimité du comte d'Artois, dans la maison duquel il
avait une charge. Il était de ses chasses et des familiers devant lesquels,
à la messe qui précédait les chasses, celui qui devait être Charles X
pressait l'officiant en lui disant à mi-voix:--«Psit! psit! curé, avale vite
ton bon Dieu!» M. de Varandeuil avait fait un de ces mariages auxquels
son temps était habitué: il avait épousé une façon d'actrice, une
cantatrice qui, sans grand talent, avait réussi au Concert Spirituel, à
côté de Mme Todi, de Mme Ponteuil et de Mlle Saint-Huberti. La petite
fille, née de ce mariage en 1782, était de pauvre santé, laide avec un
grand nez déjà ridicule, le nez de son père, dans une figure grosse
comme le poing. Elle n'avait rien de ce qu'aurait voulu d'elle la vanité
de ses parents. Sur un fiasco qu'elle fit à cinq ans au forté-piano à un

concert donné par sa mère dans son salon, elle fut reléguée parmi la
domesticité. Elle n'approchait qu'une minute, le matin, sa mère qui se
faisait embrasser par elle sous le menton, pour qu'elle ne dérangeât pas
son rouge. Quand la Révolution arrivait, M. de Varandeuil était, grâce à
la protection du comte d'Artois, payeur des rentes. Mme de Varandeuil
voyageait en Italie, où elle s'était fait envoyer sous le prétexte de
soigner sa santé, abandonnant à son mari le soin de sa fille et d'un tout
jeune fils. Les soucis sévères du temps, les menaces grondant contre
l'argent et les familles maniant l'argent,--M. de Varandeuil avait un
frère fermier général,--ne laissaient guère à ce père très-égoïste et
très-sec le loisir de coeur nécessaire pour s'occuper de ses enfants. Par
là-dessus, la gêne commençait à entrer dans son intérieur. Il quittait la
rue Royale et venait habiter l'hôtel du Petit-Charolais, appartenant à sa
mère encore vivante, qui le laissait s'y établir. Les événements
marchaient; on était au commencement des années de guillotine,
lorsqu'un soir, dans la rue Saint-Antoine, il marchait derrière un
colporteur criant le journal _Aux voleurs! Aux voleurs!_ Le colporteur,
selon l'habitude du temps, faisait l'annonce des articles du numéro: M.
de Varandeuil entendit son nom mêlé à des b... et à des j... f... Il acheta
le journal et y lut une dénonciation révolutionnaire.
Quelque temps après, son frère était arrêté et enfermé à l'hôtel Talaru
avec les autres fermiers généraux. Sa mère, prise de terreur, avait vendu
follement, pour le prix des glaces, l'hôtel du Petit-Charolais où il
logeait: payée en assignats, elle était morte de désespoir devant la
baisse croissante du papier. Heureusement, M. de Varandeuil obtenait
des acquéreurs, qui ne trouvaient pas à louer, la permission d'habiter les
chambres servant autrefois aux gens d'écurie. Il se réfugiait là, sur les
derrières de l'hôtel, dépouillait son nom, affichait à la porte, selon qu'il
était ordonné, son nom patronymique de Roulot, sous lequel il enterrait
le de Varandeuil et l'ancien courtisan du comte d'Artois. Il y vécut
solitaire, effacé, enfoui, cachant sa tête, ne sortant pas, rasé dans son
trou, sans domestique, servi par sa fille et lui laissant tout faire. La
Terreur se passa pour eux dans l'attente, le tressaillement, l'émotion
suspendue de la mort. Tous les soirs, la petite allait écouter par une
lucarne grillée les condamnations du jour, la _Liste des gagnants à la
loterie de sainte Guillotine_. À chaque coup frappé à la porte, elle allait

ouvrir, en croyant qu'on venait prendre son père pour le mener sur la
place de la Révolution, où son oncle avait été déjà mené. Vint le
moment où l'argent, l'argent si rare, ne donna plus le pain: il fallut
l'enlever presque de force à la porte des boulangers; il fallut le
conquérir par des heures passées dans le froid et le vif des nuits, dans la
presse et l'écrasement des foules, faire queue dès trois heures du matin.
Le père ne se souciait pas de se risquer dans cet amas de peuple. Il avait
peur d'être reconnu, de se compromettre avec une de
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